Bluff, chantage et séduction

Washington a besoin de neuf voix sur quinze pour faire adopter une nouvelle résolution par le Conseil de sécurité. Du coup, il multiplie les pressions sur les pays membres.

Publié le 25 février 2003 Lecture : 5 minutes.

«Votre « non » est le vote le plus coûteux que vous ayez jamais émis », grince un diplomate américain à l’intention du représentant du Yémen au Conseil de sécurité. Nous sommes en 1990, et celui-ci vient de s’opposer à la résolution 678 autorisant l’opération Tempête du désert contre l’Irak. Selon Simon Chesterman, de l’Académie internationale de la paix, à New York, cité par le Financial Times, le Yémen perdra dans l’affaire une aide annuelle de 70 millions de dollars.
On l’aura compris : l’Amérique n’a jamais hésité à brandir le gros bâton contre les « mal-votants » dans les instances internationales. Mais, elle sait, aussi, à l’occasion, agiter quelques carottes pour convaincre les récalcitrants. Chesterman rappelle qu’il y a treize ans la Colombie, la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie et le Zaïre se virent promettre un appréciable coup de main financier en échange de leur « oui » à la guerre du Golfe. Et que la Chine finit par s’abstenir dans l’espoir d’une levée des sanctions commerciales qui la frappaient depuis le massacre de la place Tienanmen, en 1989.
En ces jours difficiles, la diplomatie américaine tente de rééditer l’opération, en alternant le bluff et le chantage, la séduction et les menaces. Ce que, dans le jargon des ambassades, on appelle « tordre le bras » à un pays pour le forcer à se rallier à une position qui ne l’enchante pas. On va voir que ce petit jeu n’est pas aussi efficace qu’il y paraît et que toute pression suscite des chocs en retour difficilement contrôlables.
Faisons le tour de la table des quinze membres du Conseil de sécurité de l’ONU. Le camp de la guerre – États-Unis, Royaume-Uni et Espagne – campe fermement sur ses positions et n’est apparemment pas exposé à la division. Restent douze pays qui n’opposent pas le même degré de résistance au chant des sirènes américaines.
Il y a d’abord les « traîtres » à la lutte antiterroriste, à savoir la France et l’Allemagne. On a pu entendre des éditorialistes et dix-huit parlementaires américains appeler au boycottage, en vrac, du Salon aéronautique du Bourget (juin 2003), du vin de Bordeaux, du champagne, du camembert et des Mercedes. Cette agitation n’aura d’autres conséquences qu’une baisse provisoire et limitée de la demande américaine. Pourquoi ? Parce que la mondialisation des échanges imposée par les États-Unis a abouti à une interpénétration des capitaux et des économies qui, elle-même, a favorisé l’interdépendance des pays et des entreprises. À vouloir punir la « vieille Europe », les va-t-en-guerre risquent donc de se tirer une balle dans le pied.
Comment crier haro sur les Airbus qui, selon les réacteurs dont ils sont équipés, comprennent entre 30 % et 50 % de matériels américains ? Comment oublier que, dans la Nappa Valley, en Californie, Moët et Chandon produit un champagne bien américain et rapatrie en France les bénéfices que la marque en tire ? Comment interdire à Coca-Cola de distribuer des bouteilles d’Évian aux États-Unis ? Comment obliger Pimco, l’un des plus importants fonds obligataires américains, à rapatrier en dollars l’important placement qu’il vient de faire en euros afin de diversifier ses risques ? Comment bloquer l’achat de voitures Mercedes quand leur fabricant, Daimler Benz, contrôle la firme américaine Chrysler ? Comment punir le pharmacien franco-allemand Aventis quand 35 % de ses actionnaires sont des investisseurs anglo-saxons ? S’ils succombaient à la tentation de légiférer contre les produits et services en provenance des pays « traîtres », les États-Unis se retrouveraient tout bonnement au banc des accusés de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais ces menaces sont tellement enfantines que Condoleezza Rice, la très influente patronne du Conseil national de sécurité, a écarté toute idée de boycottage. « Ce ne serait pas convenable », a-t-elle déclaré sur la chaîne de télévision NBC. Pas convenable et inutile.
Par ailleurs, l’équipe Bush n’a guère plus de prise sur les ex-frères ennemis du communisme. La Chine a eu ce qu’elle voulait : siéger à l’OMC et redevenir respectable. Elle est la seule « locomotive » de l’économie asiatique et remplace peu à peu le Japon dans le rôle de stabilisateur régional. Sa fringale de pétrole peut certes l’inciter à participer au partage des réserves irakiennes, mais elle peut aussi bien s’y refuser pour contenter d’autres fournisseurs. Quant à la Russie, ses deux talons d’Achille – le pétrole et la Tchétchénie – n’en sont pas, en l’occurrence. L’Amérique ne peut se permettre de refuser un pétrole que Moscou a un besoin vital de vendre. Et on l’imagine quand même difficilement soutenir les islamistes tchétchènes ! Et puis, l’effondrement des cours du pétrole qui suivrait une guerre éclair fragiliserait dangereusement Vladimir Poutine, alors…
En l’état actuel de la géopolitique moyen-orientale, on voit mal comment des pressions économiques pourraient avoir un effet sur la Syrie, qui ne devrait donc pas abandonner le camp de la paix. Du coup, les Américains vont sans doute concentrer leurs efforts sur les plus pauvres des membres du Conseil de sécurité. Vont-ils menacer les Pakistanais de soutenir l’Inde dans le conflit au Cachemire ? Ce n’est pas exclu, mais l’argument a ses limites, Islamabad étant appelé à jouer un rôle essentiel dans la traque des islamistes radicaux et la sécurisation de l’Afghanistan. Les moyens de pression sur le Mexique ne manquent pas, 85 % des exportations de ce pays prenant la direction des États-Unis. Par ailleurs, Washington pourrait faire miroiter la possibilité d’une ouverture dans le conflit concernant les travailleurs immigrés au nord du Rio Grande. L’ennui est que l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) risque de pâtir de ce chantage. De même, l’équipe Bush pourrait promettre au Chili des conditions plus avantageuses dans l’accord de libre-échange actuellement en cours de négociation. En échange de son vote, naturellement.
La Guinée, qui présidera le Conseil de sécurité au mois de mars, le Cameroun, l’Angola et la Bulgarie ne sont pas, sur le plan économique, dans une forme telle qu’ils puissent rester totalement insensibles à une promesse d’aide budgétaire, via la Banque mondiale ou le FMI. Voire à une menace de déstabilisation de leur régime (voir encadré). Mais ces quatre voix ajoutées à celle du trio anglo-hispano-américain ne font pas les neuf voix requises pour l’adoption d’une résolution.
Tout cela risque de coûter fort cher aux États-Unis. D’autant que les membres du Conseil de sécurité ne sont pas seuls en cause. La Turquie, par exemple, dont les État-Unis ont impérativement besoin dans la perspective d’une offensive contre l’Irak, s’efforce de faire monter les enchères. Pour autoriser le débarquement des GI’s, elle refuse de se contenter de l’octroi d’une aide directe de 6 milliards de dollars et d’une garantie de prêts de 20 milliards : elle exige au moins 50 milliards ! À ce rythme, l’addition promet d’être salée. Or les États-Unis dépendent chaque jour un peu plus du reste du monde pour compenser leurs déficits astronomiques. Et ne parlons même pas du dollar, qui pourrait connaître un grave accès de faiblesse en cas d’attaque contre l’Irak…
Et puis, à la différence de la première guerre du Golfe, il y a l’inconnue des opinions publiques, majoritairement hostiles à la position américaine. Les gouvernants tentés de se laisser « tordre le bras » y regarderont sans doute à deux fois : le verdict des urnes dépend peu, en général, du roi-dollar, comme on vient de le vérifier à Brasilia et à Quito. Et comme ont le constatera bientôt, sans doute, à Buenos Aires.

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