Ankara, ou l’art d’avancer à reculons

Les Turcs autorisent les Américains à survoler leur espace aérien. Mais refusent – pour le moment – tout déploiement terrestre.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 4 minutes.

«Etre l’allié des États-Unis, c’est entrer dans un lit avec un ours », disait le président Inönü dans les années cinquante. Autrement dit, son pelage gratte et l’on court le risque d’être écrasé, mais a-t-on le choix ?
Le 20 mars, le Parlement d’Ankara a fini par voter le tezkere, une motion permettant aux États-Unis de survoler l’espace aérien turc pour aller bombarder l’Irak, mais sans leur donner accès aux bases, fût-ce pour se ravitailler. Il semblerait même que les bases de l’Otan, notamment celle d’Inçirlik, utilisées depuis 1991 pour surveiller la zone d’exclusion aérienne en vigueur dans le nord de l’Irak, ne puissent plus l’être. Quoi qu’il en soit, le texte adopté par les députés est bien en deçà de la première mouture repoussée le 1er mars, qui prévoyait le déploiement de 62 000 soldats américains.
Depuis plusieurs mois, le gouvernement turc atermoyait pour éviter d’entrer dans un conflit susceptible de fragiliser l’économie nationale et de mécontenter une population hostile à 94 % à la guerre. Mais, le 17 mars, les militaires ont estimé que la plaisanterie avait assez duré et que leur pays devait se ranger du côté de Washington. Jusqu’au début du mois, ils s’étaient bien gardés de se prononcer clairement, y compris au Conseil national de sécurité, où ils siègent aux côtés des responsables politiques. Redoutant un démembrement de l’Irak et la création d’un État kurde dans le Nord, qui pourrait raviver le séparatisme des Kurdes de Turquie, ils avaient laissé le Parti de la justice et du développement (AKP) jouer la montre dans les négociations avec les États-Unis. L’entente entre l’armée et l’AKP – aux racines islamistes, mais qui se prétend « conservateur » – est loin d’être cordiale. Pendant quelques semaines, leurs intérêts auront été convergents.
Mais Ankara ne pouvait pas rester plus longtemps passif. Les États-Unis sont entrés en guerre. Leurs soldats, déjà présents en Turquie, aménagent ports et aérodromes, conformément à une première autorisation donnée par le Parlement le 6 février. Depuis plusieurs semaines, ils l’outrepassent allègrement en acheminant, depuis les ports de Mersin et d’Iskenderun, force convois vers le nord de l’Irak. Et ils ont loué neuf sites dans le sud-est anatolien, entre Gaziantep et Cizre, capables d’accueillir 40 000 hommes. Les opposants à la guerre y voient « une occupation de fait » ; les militaires invoquent un accord au contenu mystérieux qui aurait été conclu avec les États-Unis sur la base du vote du 6 février.
Le 17 mars, lors d’une réunion de crise présidée par le chef de l’État Necdet Ahmet Sezer, et à laquelle participaient le nouveau Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et son prédécesseur Abdullah Gül, devenu ministre des Affaires étrangères, la « suggestion » du général Hilmi Özkök, le chef des forces armées, l’a donc emporté. « Le Parlement aura à prendre en compte l’intérêt de la nation lorsqu’il examinera le tezkere », résumait le porte-parole de la présidence. Dont acte.
Au lendemain du vote négatif du 1er mars, les États-Unis s’étaient accrochés à un espoir : l’appui d’Erdogan, élu député le 9 mars à la faveur d’une législative partielle, et nommé Premier ministre deux jours plus tard. Ce dernier a dû – à contrecoeur – user de toute son autorité pour faire avaler la couleuvre de la seconde motion aux députés récalcitrants.
Reste à savoir si, en se faisant prier aussi longtemps, la Turquie n’a pas compromis ses chances de peser sur le cours des événements, en particulier sur l’après-guerre. Le 19 mars, excédés, les Américains ont repoussé ses avances tardives. « Seule l’ouverture de l’espace aérien nous intéresse dans l’immédiat, et vous n’aurez pas un sou », a lancé le secrétaire d’État Colin Powell à Abdullah Gül, qui lui proposait de soumettre à nouveau au vote le déploiement des troupes en échange des 6 milliards de dollars promis – puis retirés devant le premier refus des Turcs – par Washington.
De fait, les Américains peuvent se contenter dans un premier temps de l’utilisation de l’espace aérien. Quitte à obtenir plus tard un déploiement terrestre en bonne et due forme. L’homme de la rue ne se fait guère d’illusions : « Ou bien le Parlement régularisera la situation, ou bien on sera mis devant le fait accompli. Les Américains ont déjà loué des milliers de kilomètres carrés de terrains et d’entrepôts, et même des logements. » Et, ajoutent les quotidiens nationaux un brin perfides, « des dames de compagnie ».
En dépit d’un optimisme de façade, la méfiance reste latente entre les états-majors turc et américain. La motion du 20 mars comporte une disposition qui inquiète Washington : l’envoi de troupes turques dans le nord de l’Irak. Officiellement, pour endiguer le flot de réfugiés. Plus sûrement, pour empêcher les Kurdes de s’emparer des champs pétrolifères de Mossoul et de Kirkouk, et de créer un État viable.
Entre les Turcs et les Kurdes d’Irak, la tension est encore montée d’un cran ces derniers jours, malgré la mise sur pied par Washington, fin 2002, d’un comité réunissant ces protagonistes. Dépêché à Ankara le 15 mars, l’émissaire américain Zalmay Khalilzad expliquait « clairement » la position de la Maison Blanche : la situation étant « volatile », il serait « préférable que les forces turques ne participent pas à une opération militaire ». Faute de quoi elles devront « prendre leurs responsabilités ». L’avertissement n’a pas échappé aux Turcs, qui jurent qu’ils ne tireront pas un coup de feu. Le contexte n’en est pas moins explosif, avec 100 000 de leurs soldats en alerte tout le long de la frontière et 15 000 autres déjà présents dans le nord de l’Irak. « Sommes-nous en mesure de nous lancer dans une partie aussi risquée ? » s’inquiète un Stambouliote. Avant de conclure, résigné : « Comme d’habitude, on a pris le train en marche, et on risque de se casser la figure sur la première marche. »

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