(Re)mariage de raison ?

Plutôt fraîches depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes de l’AKP, les relations entre les deux alliés se réchauffent. L’un et l’autre y ont intérêt.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

Passablement refroidies, ces derniers mois, par les déclarations sévères du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan à l’égard de la politique d’Ariel Sharon, les relations turco-israéliennes vont-elles trouver un nouveau souffle ? Deux éléments, au moins, devraient contribuer à rapprocher les positions. D’une part, des intérêts stratégiques réciproques. D’autre part, le fait que la Turquie, lasse de se voir voler la vedette par les États-Unis dans une région où elle s’estime la mieux placée, en tant que pays musulman « ami » d’Israël, pour jouer les médiateurs, ambitionne de se positionner sur la scène moyen-orientale. Erdogan s’est ainsi rendu à Téhéran, en juillet, et à Damas, en décembre 2004, onze mois après que le président syrien Bachar al-Assad eut effectué en Turquie une visite qui mettait fin à des années de mésentente.
C’est fort de ce nouveau climat de confiance et de ces gages donnés au monde arabo-musulman qu’Erdogan vient de tendre la main à Israël, en y envoyant en éclaireur, le 4 janvier, Abdullah Gül, son ministre des Affaires étrangères. Non sans que ce dernier se soit rendu dans les Territoires occupés pour y rencontrer Mahmoud Abbas.
Certes, cette visite n’aura pas marqué une avancée décisive dans le dialogue au Moyen-Orient. La lettre de bonnes intentions que Gül a transmise à Sharon de la part d’Assad a laissé le Premier ministre israélien sceptique. Devant l’offre de la Turquie de jouer les médiateurs dans la perspective d’une paix globale incluant la Syrie et le Liban, il n’a pas varié d’un pouce : pas question de négocier tant que les Palestiniens ne mettront pas un terme à leurs attaques terroristes et tant que les Syriens n’auront pas prouvé, par des gestes concrets, leur volonté de paix.
Il n’empêche : qualifié de « très important » par Erdogan, d’autant plus désireux de s’affirmer sur la scène diplomatique qu’il nourrit des ambitions présidentielles, le voyage de Gül était observé avec une attention particulière par les responsables israéliens. Quelques jours auparavant, Emmanuel Nahshon, chef de mission adjoint de l’ambassade d’Israël à Ankara, avait estimé que les relations bilatérales étaient « à nouveau sur les rails », précisant qu’elles avaient souffert d’un « manque de communication sur les sujets de désaccord ». Manière de reconnaître que, depuis la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) aux législatives de novembre 2002, Israël peinait à établir un dialogue avec le nouveau gouvernement turc issu, il est vrai, de la mouvance islamiste.
Jusque-là, en effet, l’amitié inédite entre l’État hébreu et ce grand pays musulman, encouragée par Washington, avait été « gérée », côté turc, par la toute-puissante institution militaire et par l’establishment kémaliste. Ainsi, en 1996, un traité de coopération militaire avait été imposé à Necmettin Erbakan, le Premier ministre islamiste de l’époque, par un état-major désireux de moderniser son armée et de renforcer la coopération entre les services de renseignements – MIT turc et Mossad israélien. Quitte à provoquer un tollé dans les pays arabes et en Iran, ulcérés par cette « trahison » de la République turque, laïque et membre de l’Otan.
Aujourd’hui, les militaires ont beau se faire plus discrets, l’alliance avec Israël reste de leur ressort et chacun sait que, dans ses grandes lignes, elle ne se discute pas. C’est donc assez naturellement que les dirigeants israéliens, habitués à traiter avec l’état-major turc, ont omis de nouer de véritables liens avec le gouvernement AKP.
Ils ont dû revoir leur position car ce dernier est parvenu à se ménager une – relative – marge de manoeuvre dans la conduite de la politique étrangère. Agissant avec pragmatisme, Erdogan a adopté envers l’État hébreu une attitude suffisamment cordiale pour ne pas remettre en question la pérennité de l’alliance, et suffisamment critique pour satisfaire sa base et l’opinion, l’une et l’autre solidaires du peuple palestinien. Lorsque les attentats de novembre 2003 ont frappé deux synagogues, à Istanbul, il s’est rendu au chevet de toutes les victimes, qu’elles soient de confession musulmane ou juive. Mais il n’a pas hésité à qualifier de « terrorisme d’État » les « assassinats ciblés » perpétrés par les Israéliens, en mars et avril 2004, contre Cheikh Yassine, le leader du Hamas, et Abdel Aziz al-Rantisi, son successeur, puis, en mai, les incursions meurtrières de Tsahal dans la bande de Gaza. La Turquie avait alors rappelé pour consultation son ambassadeur.
Les observateurs firent alors le rapprochement entre ce geste et un épisode antérieur. En novembre 2003, Sharon, au retour d’un voyage en Russie, s’était proposé de s’arrêter, impromptu, à Ankara. Erdogan l’en avait dissuadé, prétextant un rhume et un agenda trop chargé. L’irritation manifestée par la Turquie, on le comprit plus tard, venait de ce que non seulement l’allié israélien avait donné un coup de canif dans leur contrat de confiance mutuel, mais que, pis encore, discrètement priés de cesser leurs activités « inamicales » en Irak du Nord, les Israéliens faisaient la sourde oreille.
Depuis l’été 2003, en effet, la presse islamiste turque et plusieurs journaux arabes, qui tiraient une partie de leurs informations des services de renseignements, multipliaient les allusions à l’existence d’une collusion israélo-kurde dans le nord de l’Irak : achat de terres par des Israéliens en vue de réinstaller dans la région des juifs naguère chassés par le régime baasiste, présence d’agents du Mossad formant des commandos kurdes pour infiltrer la Syrie et l’Iran… De quoi exaspérer la Turquie, qui redoute une modification de l’équilibre ethnique de la région et une contagion des velléités séparatistes des Kurdes d’Irak. En mai 2004, ces signaux discrets continuant d’être ignorés par Israël, le journal turc Aydinlik, dont les informations sont parfois soufflées par le MIT, publiait une page de révélations. Mais c’est l’enquête de Seymour Hersh parue, un mois plus tard, dans le New Yorker qui permit à Ankara de faire éclater « l’affaire » sans avoir l’air d’y toucher. Gül en personne aurait fait part de ses « craintes » au journaliste américain au cours d’un petit déjeuner privé…
Cette fois, les Israéliens se voyaient contraints de démentir l’information tandis que Gül commentait, sur un ton faussement patelin : « Nous devons les croire, mais nous espérons que notre confiance n’est pas vaine. » C’est pour restaurer, autant que faire se peut, cette relation altérée que le ministre a entrepris sa visite en Israël. Il était accompagné d’une importante délégation d’hommes d’affaires. Car, au total, ce sont les relations stratégiques et commerciales (de 450 millions de dollars en 1996, la valeur des échanges est passée à 1,7 milliard de dollars en 2004) qui restent les plus fructueuses entre Israël et la Turquie.
Deux sujets délicats sont néanmoins en suspens. Estimant que la firme israélienne IMI, à qui il avait confié la modernisation de cent soixante-dix chars M-60 de fabrication américaine, n’a pas tenu ses engagements, Ankara a gelé le projet. Et le contrat de fourniture en eau, signé en janvier 2004, aux termes duquel la Turquie doit livrer à Israël quelque 50 millions de m3 par an pendant vingt ans, est suspendu, l’acheteur tergiversant sur les modalités d’acheminement.

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