Les dessous d’une passion royale

Il y a trois ans à peine, les querelles entre les deux pays ont failli virer à l’affrontement armé au sujet de l’îlot Leila. Comment expliquer le spectaculaire rapprochement que la visite de Juan Carlos, du 17 au 19 janvier, est venue sceller ?

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 9 minutes.

« Irréversible », lance le quotidien marocain Libération. La visite d’État du roi d’Espagne au Maroc, la première depuis 1979, entérine la complicité retrouvée entre les deux pays, après quatre années de mauvais voisinage. La dernière fois que Juan Carlos avait franchi le détroit, c’était pour assister aux funérailles d’Hassan II en juillet 1999. Son émotion et sa sollicitude à l’égard du jeune roi avaient alors touché les Marocains. Cinq ans plus tard, la visite officielle du 17 au 19 janvier du souverain espagnol et de la reine Sofia a été fêtée dans la liesse, et la famille royale marocaine était au complet pour accueillir ses hôtes. Le souverain alaouite, dont l’une des gouvernantes était espagnole, a prononcé son discours en castillan, ce qui n’a pas peu impressionné.

Durant trois jours d’une visite aussi symbolique qu’intense, le couple royal s’est rendu à Marrakech, Rabat et Tanger. Dans la capitale, Juan Carlos a inauguré le nouveau siège de l’ambassade d’Espagne et s’est adressé au Parlement. Il a salué les progrès du Maroc en matière démocratique et cité en exemple la réforme du code de la famille. À propos du Sahara, il a plaidé pour « une solution consensuelle, juste, définitive et négociée par toutes les parties concernées dans le cadre de la légalité internationale et des efforts des Nations unies ». Une formulation appréciée par les diplomates marocains, qui écartent désormais tout référendum. Enfin, Juan Carlos, qui se félicite du dynamisme des relations économiques entre les deux pays, a ajouté que l’Espagne se ferait l’avocate d’un statut « privilégié » du Maroc auprès de l’Union européenne (UE).

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Les deux pays reviennent de loin. La crise qui a empoisonné leurs rapports entre avril 2001 et janvier 2003 avait même failli basculer dans l’affrontement armé au sujet de l’îlot Leila-Persil, en juillet 2002. Quelques jours après son mariage, Mohammed VI avait installé, dans le cadre d’une « opération de surveillance et de lutte contre l’émigration clandestine et le trafic de drogue », des gendarmes marocains sur ce rocher inhabité de 13,5 hectares situé à 200 mètres au large de Ceuta, dont le statut avait été laissé dans l’ambiguïté à la fin du protectorat espagnol au Maroc en 1956 (les deux pays se contentant d’un accord tacite pour ne pas l’occuper). Madrid avait alors rappelé son ambassadeur et, dans une démonstration de force excessive, envoyé ses militaires déloger les Marocains de l’îlot. Il avait fallu l’intervention de Colin Powell pour mettre fin au conflit et revenir au statu quo.

Leila-Persil n’était cependant que le paroxysme d’une longue série de tensions amorcée par l’échec, en avril 2001, des négociations sur la pêche entre le Maroc et l’UE. Une issue compromettant la survie de la flotte andalouse qui, désormais, ne pouvait plus opérer dans les eaux marocaines. Le Premier ministre José María Aznar avait alors menacé Rabat des « conséquences » à venir. L’attitude de Madrid était d’autant plus surprenante qu’on savait depuis la signature de l’accord, en 1995, que ni le Maroc ni l’UE ne le renouvelleraient à son expiration en 1999. Mais il était commode de faire porter le chapeau aux Marocains, boucs émissaires désignés pour les pêcheurs andalous.

Dès lors, la situation n’avait cessé de se détériorer. En août 2001, alors que des vagues de clandestins déferlaient sur les côtes ibériques, Josep Piqué, le ministre des Affaires étrangères, dénonçait la « connivence » entre les mafias de passeurs et la police marocaine. Le 4 septembre, dans une interview au quotidien français Le Figaro, Mohammed VI accusait à son tour les mafias espagnoles.

Un mois plus tard, une provocation espagnole acheva d’exaspérer les Marocains. La Plate-forme civique andalouse, un regroupement d’ONG, organisa dans huit capitales régionales et jusque dans l’enceinte du Parlement andalou une consultation symbolique sur un référendum libre au Sahara. Dans le même temps, la presse espagnole s’acharnait sur le royaume chérifien, s’en prenant même à la famille royale. À Rabat, on ne doutait pas que le prince Moulay Hicham, cousin du roi, n’était pas étranger à ces mauvaises manières. Trop c’était trop. On était au bord de la rupture : Mohammed VI rappela son ambassadeur.

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Ce n’est qu’en janvier 2003 que le signal du dégel a été donné par les Marocains. À la suite du naufrage du pétrolier Prestige, Mohammed VI accorda à une soixantaine de bateaux espagnols, immobilisés dans les ports andalous, une autorisation de pêche dans les eaux territoriales marocaines. Le 2 février, l’ambassadeur espagnol retournait à Rabat et, le même jour, son homologue marocain regagnait Madrid. En juin, Aznar reçut le Premier ministre marocain Driss Jettou à Madrid (ils ne s’étaient pas vus depuis juillet 2000). Mais le coeur n’y était pas. Quelques incidents l’attestent, comme le survol, début 2004, de la ville de Nador par des avions de chasse espagnols ou la décoration, par Aznar, au lendemain du tremblement de terre d’Al-Hoceima, des militaires ayant « libéré » Persil.

La tragédie du 11 mars et l’arrivée au pouvoir de José Luis Rodriguez Zapatero ont changé la donne. Immédiatement, les relations gagnent en authenticité et en profondeur. Dès son discours d’investiture, Zapatero évoque une « attention préférentielle » pour le Maroc et, moins d’une semaine plus tard, le 24 avril, il réserve son premier déplacement à l’étranger au royaume chérifien. La visite ne dure que six heures, mais suffit à clore la parenthèse Aznar. Les liens qui unissent les partis socialistes espagnol et marocain – le PSOE et l’USFP -, la personnalité de Zapatero, qui est pour M6 un homme politique « chevronné et sage », ainsi que celle de son ministre des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, diplomate de carrière qui connaît très bien le Maroc où il a été en poste de 1984 à 1987, fortifient les retrouvailles maroco-espagnoles.

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Le 16 janvier, dans un long entretien au quotidien espagnol El País, le cinquième seulement et le plus politique qu’il ait accordé depuis son intronisation en 1999, le monarque alaouite répond sans détour à la question de savoir ce qui, pour le Maroc, a changé entre l’ancien et l’actuel gouvernement espagnol : « Je le résumerai en un mot : la confiance. Le Premier ministre Zapatero et son gouvernement font confiance au sérieux du Maroc en tant qu’interlocuteur, partenaire et voisin. À présent, le respect mutuel s’est rétabli entre nous. » Autrement dit : Aznar, bon débarras !

De fait, les changements sont manifestes. Tout d’abord en ce qui concerne la coopération sécuritaire. Les attentats du 11 mars à Madrid, qui ont fait 191 morts, trois jours avant les élections espagnoles et dont la responsabilité a été attribuée au Groupe islamique des combattants marocains lié à al-Qaïda (le GICM, également mis en cause dans les attentats de Casablanca du 16 mai 2003), ont transformé l’attitude espagnole vis-à-vis du Maroc. Moratinos le disait sans ambages : « Après les attentats du 11 mars, nous avons eu besoin d’établir de nouvelles relations privilégiées avec le Maroc et le Maghreb » (voir J.A.I. n° 2260). Alors que, jusque-là, le climat ne se prêtait pas à une coopération efficace et loyale entre les deux pays, surtout dans les domaines sensibles, la stabilité du Maroc est devenue une priorité, et la coopération pour la lutte antiterroriste s’est intensifiée.

S’agissant de l’émigration clandestine, les Espagnols reconnaissent désormais que le Maroc contrôle mieux son littoral. Depuis le 18 octobre 2004, des patrouilles mixtes sillonnent le détroit de Gibraltar. Lors de la visite de Juan Carlos, les deux parties se sont félicitées de la baisse de 18 % du nombre d’immigrants clandestins arrêtés en 2004 dans le détroit (15 600, contre 19 000 l’année précédente). En parallèle, les deux pays ont récemment engagé une réflexion sur le recrutement des candidats à l’émigration (les besoins de l’Espagne en main-d’oeuvre non qualifiée sont loin d’être comblés) sous couverture des administrations marocaine et espagnole. Environ 350 000 Marocains, en situation régulière, travaillent en Espagne, sans compter les dizaines de milliers de travailleurs saisonniers.

L’évolution est tout aussi sensible concernant le dossier du Sahara, ainsi que l’a confirmé Juan Carlos dans son discours devant le Parlement. La nouvelle diplomatie espagnole rompt avec la politique d’Aznar, critiquée par les Marocains pour son « attitude inamicale » et sa complaisance vis-à-vis des thèses séparatistes du Polisario. Le gouvernement de Zapatero est ainsi revenu à la politique de neutralité du prédécesseur d’Aznar, le socialiste Felipe Gonzáles (grand ami du Maroc et fervent supporteur de la candidature marocaine à l’organisation de la Coupe du monde de football en 2010).
Tout en restant très attentive à ses relations avec Alger, l’Espagne privilégie une approche plus concertée avec la France, l’Union européenne et les États-Unis, qui, tous, souhaitent aboutir à une solution négociée au Sahara. Le 19 octobre, Madrid s’est abstenu lors du vote d’un projet algérien préconisant le retour au plan Baker. La solution ne peut être que « politique », a déclaré le roi dans son entretien à El País : « Appelée troisième voie, [cette solution] consiste à permettre aux populations concernées de gérer leurs affaires dans le cadre de la souveraineté du Maroc. » Concernant les enclaves de Ceuta et Melilla, aucune chance qu’elles soient remises à l’ordre du jour. La solution du problème est repoussée aux calendes… grecques.
Par ailleurs, les partenariats économiques maroco-espagnols se développent rapidement. Juan Carlos a présidé à Marrakech une rencontre réunissant près de quatre cents entreprises des deux pays. Accompagné de cinq ministres, dont Miguel Angel Moratinos et José Montilla (Industrie, Commerce et Tourisme), il a inauguré la centrale thermique de Tahaddart, près de Tanger, détenue à plus de 30 % par l’entreprise espagnole d’électricité Endesa. Enfin, le projet de tunnel ferroviaire à travers le détroit de Gibraltar a été remis sur la table.

Les relations économiques entre les deux pays n’avaient guère pâti des discordes diplomatiques. Au cours des dernières années, l’Espagne a conforté sa place de deuxième partenaire commercial du Maroc, après la France. Au premier semestre 2004, les échanges entre Rabat et Madrid étaient en augmentation de 12 % par rapport à la même période de l’année précédente. En 2003, l’Espagne était le premier investisseur au Maroc grâce à l’entrée du groupe Altadis, à hauteur de 80 %, dans le capital de la Régie des tabacs. Au total, quelque six cents firmes espagnoles se sont implantées dans le royaume, et la coopération décentralisée entre régions espagnoles et marocaines s’est développée, particulièrement dans le Nord marocain. Ainsi, 40 % des firmes espagnoles au Maroc sont catalanes, et elles représentent 30 % des échanges commerciaux entre les deux pays. D’autre part, l’accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis, qui entrera en vigueur le 18 février, profite aux firmes espagnoles qui investissent au Maroc dans le but d’accéder au marché américain.

Enfin, dans le secteur de la pêche, et malgré l’expiration de l’accord avec l’Union européenne, la coopération ne s’est pas interrompue. Au contraire, de multiples joint-ventures ont été créés entre armateurs espagnols et marocains au niveau de l’extraction, mais aussi de la transformation, du transport et de la vente du poisson. Des discussions sont en cours pour la renégociation d’un accord entre le Maroc et l’Union européenne. Reste à savoir si cela est bénéfique pour le développement du secteur. Selon un expert, il existe déjà une multiplicité de partenariats privés, plus à même d’assurer l’efficacité et la durabilité de la coopération entre les deux pays.

Dans tous les domaines, Marocains et Espagnols prennent donc conscience des occasions manquées et décident de rattraper le temps perdu. Après la visite de Juan Carlos, le coup d’envoi sera donné pour la construction de l’université espagnole à Tétouan. Celle-ci s’ajoutera aux onze centres d’enseignements primaire et secondaire et aux cinq instituts culturels Cervantes disséminés à travers le Maroc. En outre, 2005 a été choisie comme année de l’Espagne au Maroc ; 2006 sera l’année du Maroc en Espagne.

Le temps est, on le voit, au beau fixe. Il devrait permettre aux deux pays de s’attaquer à certains problèmes persistants comme le trafic de drogue, la délimitation des droits territoriaux de prospection pétrolière offshore ou encore l’accueil réservé aux Marocains en Espagne.

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