Le mystère Doué

Où se trouve l’ancien chef d’état-major général des armées ? En résidence surveillée ? Caché quelque part dans Abidjan par les forces françaises ou les soldats de l’ONU ? En fuite, en attendant de pouvoir quitter le pays ? Le malaise plane. Enquête sur un

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 8 minutes.

Depuis plus d’un mois au moment où ces lignes sont écrites, Mathias Yehamun Doué, 58 ans, général de division et ancien chef d’état-major des armées ivoiriennes, demeure invisible. Celui que l’on surnomme « le Chinois » figure aussi mythique qu’énigmatique du paysage politico-militaire de la Côte d’Ivoire depuis une décennie est-il toujours en vie ? Oui, si l’on en croit les résultats de l’enquête que nous avons menée. Est-il détenu quelque part dans une villa secrète, en résidence surveillée ? Ce n’est pas tout à fait exclu, même si l’hypothèse la plus probable est qu’il a choisi la clandestinité en attendant le moment opportun pour quitter le pays. Caché par les Français du 43e Bima, ou par les Bérets bleus de l’Onuci, ainsi que la rumeur en a couru à Abidjan ? Non. Interrogés au plus haut niveau par J.A.I., les uns et les autres affirment ne rien savoir du sort actuel de Mathias Doué.
L’officier général le plus connu de Côte d’Ivoire est-il souffrant ? Possible. De paludisme, d’hypertension ou peut-être des suites d’un tabassage en règle subi début janvier dans un domicile privé, des mains de nervis, avance-t-on de bonne source à Paris. Une chose est sûre : en cette fin de troisième semaine de janvier, le général Doué ne se trouvait ni à son domicile de Cocody, ni dans une chambre de la clinique France-Afrique de Biétry. Ses téléphones ne répondaient plus. « Il se repose et ne souhaite pas communiquer », dit-on côté pouvoir à Abidjan, où l’on cache mal un évident malaise. Chacun sait en effet que depuis son limogeage le 13 novembre 2004, « le Chinois » était dans la ligne de mire des faucons de l’entourage du président Gbagbo.
Issu d’une famille plutôt modeste, ce Guéré de l’Ouest ivoirien élevé à Bonoua en pays agni a passé toute sa carrière à jouer les funambules entre l’intellectuel et le militaire, le politique et le soldat, acquérant ainsi une position unique sur l’échiquier ivoirien. À plusieurs reprises, on l’a dit tenté par le pouvoir suprême et à deux doigts de s’en emparer. Jamais Doué n’a sauté le pas. Un officier supérieur français qui fut son promotionnaire nous confiait récemment sa déception : « Ce n’est pas un guerrier, c’est un homme hésitant et qui hésitera toujours. » À moins que Mathias Doué ne soit tout simplement un général républicain… Longtemps attiré par un parcours de juriste – il est titulaire d’un DEA en droit -, le fils du petit planteur Gabriel Mao Doué opte sur le tard pour le service des armes. Avec brio : Saint-Cyr-Coëtquidan, Saumur, École supérieure de guerre de Hambourg et Institut des hautes études de la défense nationale à Paris, un vrai CV d’état-major.
De retour en Côte d’Ivoire, Doué est nommé à la tête de l’escadron blindé de reconnaissance d’Abidjan, puis du premier bataillon blindé d’Akouédo. Adepte du commandement de proximité, au contact de ses hommes, il a alors la réputation d’être un officier « progressiste », voire « sankariste ». Ce qui lui vaut la méfiance de son chef d’état-major, le général Robert Gueï, mais surtout celle d’Houphouët-Boigny, qui l’expédie pendant cinq ans en Extrême-Orient. Attaché militaire à Pékin puis à Tokyo, il en revient avec un surnom – « le Chinois » – et une canne de commandement en bois sculpté. L’un et l’autre ne le quittent plus.
Sous Henri Konan Bédié, le colonel-major se retrouve au cabinet du ministère de la Défense où il s’occupe d’affaires administratives. Alors que six de ses compagnons d’armes, dont le général Gueï, sont radiés en novembre 1996 par Bédié pour complot contre le régime, lui reste en place, affichant son loyalisme au point que le président songe sérieusement à en faire le chef d’état-major des armées. Survient le coup d’État de décembre 1999. Mathias Doué aurait pu jouer sa propre carte ainsi que le lui demandent alors les mutins, mais il préfère les orienter vers Robert Gueï. Membre de la junte, dont il occupe la quatrième place dans l’ordre hiérarchique, le colonel-major devient ministre, puis ministre d’État à la Jeunesse et aux Sports. Cet adepte des arts martiaux, féru de handball et de basket, recrute comme conseiller privilégié le footballeur Basile Boli, obtient ses galons de général de brigade et se fait quelque peu oublier. En octobre 2000, lors de l’élection présidentielle, Mathias Doué, dont les relations avec Robert Gueï n’ont jamais été bonnes, mène contraint et forcé, mais sans zèle aucun, une discrète campagne en faveur du sortant. En sous main, il appuie Laurent Gbagbo, qui le lui rend bien. À peine arrivé au pouvoir, ce dernier le nomme chef d’état-major des Fanci.
Entre les deux hommes, c’est la lune de miel. Doué n’est pas un ami d’Alassane Ouattara, la bête noire même de Gbagbo, son épouse née Ezan est une Abouré comme Simone Gbagbo, lui-même est un originaire du Grand Ouest comme le président. Bref, ils ont tout pour s’entendre. Confiant, Laurent Gbagbo le charge de mettre en place une cellule de renseignement à la présidence, et la proximité s’accroît encore un peu plus lorsque naît une relation de grande amitié – dont tout Abidjan fait des gorges chaudes – entre Mathias Doué et la propre soeur cadette de Gbagbo, Jeannette Koudou. Très vite pourtant, le général entre en rivalité, puis en opposition franche, avec les deux principaux sécurocrates de l’entourage présidentiel, Moïse Lida Kouassi et Bertin Kadet. « Vous nourrissez des serpents en votre sein », dit-il un jour à Gbagbo – qui laisse faire ou ne tranche pas. La tentative de coup d’État de septembre 2002 et la guerre civile qui s’ensuit contre les rebelles des Forces nouvelles radicalisent les positions. Face aux largement majoritaires partisans de l’option militaire à tout prix, Doué n’a guère de prises. Il dirige la contre-offensive de loin, et on le tient soigneusement à l’écart des achats d’armes et des recrutements de mercenaires. Le cessez-le-feu du 4 juillet 2003 définit enfin sa ligne de conduite : convaincu que seule une solution politique mettra un terme à la crise, le général de division n’aura désormais de cesse de s’opposer à une reprise des hostilités.
Lorsque, dans la nuit du 28 au 29 novembre 2003, des sous-officiers des Fanci et des jeunes « patriotes » à l’évidence manipulés, occupent l’immeuble de la télévision et exigent son limogeage ainsi que celui de ses amis les généraux Denis Bombet (armée de terre) et Zogbo Bi Touvoly (gendarmerie), Doué présente aussitôt sa démission au président. Ce dernier la refuse, mais aucune sanction n’est prise contre les fortes têtes. Le désaveu est cinglant. Dans le climat qui règne alors à Abidjan, le pacifisme de Doué en fait une cible pour les extrémistes qui ont plus que leurs entrées à la présidence. Courageusement, alors que Laurent Gbagbo fait discrètement monter en puissance le colonel-major Philippe Mangou à qui il finira par confier les pleins pouvoirs militaires, Mathias Doué s’en tient à sa position. De plus en plus isolé, il réitère début août 2004, au lendemain d’Accra III, sa foi en une solution négociée et son refus du « tout-militaire ». On le disait mou. Le voici désormais suspect. Totalement tenu à l’écart de l’« opération Dignité » – la tentative avortée de reprise de Bouaké et de reconquête du Nord, début novembre – le général Doué sait que ses jours en tant que chef d’état-major sont comptés. Le 13 novembre, il est limogé – ainsi que le général Denis Bombet – et remplacé par Philippe Mangou.
Mais le limogeage ne suffit pas : il y faut en plus l’humiliation. Doué ne souhaite pas une passation de pouvoirs publique et médiatisée à son successeur au camp Galliéni ? On l’y forcera. Il se fait porter pâle et s’enferme dans une chambre de la clinique France-Afrique ? On organise une mise en scène digne du film L’Aveu. Accompagné de caméras, de photographes et d’une dizaine de journalistes, le colonel-major Mangou se rend à la clinique et s’assied à la gauche du général alité et perfusé. « Ce qui s’est passé m’a fait mal, parce que tout ce que nous avons préparé a été balayé par la main du diable », annonce Doué d’une voix mécanique. Quant à la promotion de son tombeur Mangou : « C’est une fierté pour moi de voir le fils arriver à la succession du père. » L’ex-chef d’état-major regagne ensuite son domicile de Cocody et se tait. Selon certaines sources, il aurait fin décembre demandé l’autorisation de se rendre en Allemagne pour y soigner son hypertension – autorisation refusée. Début janvier, le 5 ou le 6, Mathias Doué subit un tabassage en règle, tout au moins c’est ce que l’on croit savoir à Paris où l’on cite même les noms des commanditaires – sans preuves, évidemment.
Le 10, RFI annonce sa mise en résidence surveillée. En fait, Doué est une nouvelle fois à la clinique, où une nouvelle mise en scène est organisée le 12. Échec : les journalistes convoqués par l’état-major des Fanci font le pied de grue sur le parking avant de rentrer chez eux. Mathias Doué n’est-il pas présentable ? Seule son amie Jeannette Koudou, la soeur de Laurent Gbagbo, a été admise dans sa chambre. Le 15 janvier, le porte-parole de l’armée publie un second communiqué, identique au premier diffusé quatre jours plus tôt : le général n’est ni aux arrêts ni en résidence surveillée ; aucune poursuite n’est engagée contre lui, et son silence est purement volontaire. Le 18, pressé de questions, le général Poncet, patron du 43e Bima, dément tout contact avec Doué : « Je ne sais pas où il se trouve, ce n’est pas mon problème, il n’est pas ici. » Ni à la clinique France-Afrique d’ailleurs, qu’il a quittée secrètement pour une destination inconnue…
En attendant que le mystère se dissipe – seule une réapparition libre et publique de Mathias Doué pourrait y contribuer – l’étau semble se resserrer autour du général. Un de ses hommes de confiance et garde du corps de son épouse, Aboubacar Koné, dit Abou Négué, a été arrêté et incarcéré à la Maison d’arrêt militaire d’Abidjan où il serait passé aux aveux. Lesquels ? Notre Voie, le quotidien du parti de Laurent de Gbagbo, n’a aucune hésitation à ce sujet : Doué voulait s’emparer du pouvoir avec l’aide des Français, et il avait pour cela monté l’opération « To monan » (« le repas est prêt, en malinké »). Un putsch qui devait se dérouler le 11 novembre 2004 avec l’aide d’une cinquantaine de mercenaires, recrutés par le même Abou Négué…
Si la France considère pour l’instant la « disparition » du général Doué comme une affaire intérieure ivoirienne dont elle refuse de se mêler, plusieurs chefs d’État de la région ont fait connaître leur préoccupation – d’Amadou Toumani Touré à Eyadéma, de Compaoré à Conté, de Wade à Kufuor, tous apprécient sa modération. Souci louable, mais de pure forme. Nul, actuellement, n’a la moindre prise ni la moindre influence sur ce qui se passe en Côte d’Ivoire.

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