La guerre ou la guerre ?

Loin de mettre fin au chaos, les élections du 30 janvier pourraient déboucher sur un dramatique conflit ethnico-religieux.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

Dans quel état se trouvera Bagdad, le 31 janvier, au lendemain du scrutin le plus bizarre de l’histoire des consultations électorales ? À en juger par le cortège d’atrocités qui ont marqué ces dernières semaines, on peut craindre le pire. Quoi qu’il en soit, cette élection n’aura forcément qu’une crédibilité extrêmement réduite. Comment pourrait-il en être autrement en l’absence d’un fichier électoral digne de ce nom, alors que tous les partis sunnites ont appelé au boycottage et que se poursuit une sanglante et impitoyable guérilla ?
À Kirkouk, dans le nord du pays, les miliciens kurdes, les fameux peshmergas, se font tirer comme des lapins par les combattants islamo-baasistes. Ailleurs, même les religieux – dignitaires chiites, prêtres assyriens ou oulémas sunnites – ne sont pas à l’abri des balles. Les leaders politiques se terrent, souvent sous la protection de l’armée américaine. Les candidats refusent de faire figurer leurs photos sur les affiches électorales, par crainte d’exposer leurs familles à des représailles. Dans certaines circonscriptions de la province d’al-Anbar, la commission électorale a été contrainte de tenir secret l’emplacement exact des bureaux de vote, preuve de l’échec relatif de l’offensive américaine contre Fallouja, au mois de novembre.
En dépit de ce contexte chaotique, les forces d’occupation et le gouvernement intérimaire d’Iyad Allaoui se sont obstinés à organiser coûte que coûte une consultation qui, de l’aveu même de Falah Hassan al-Naqib, le ministre de l’Intérieur, « a toutes les chances de déboucher sur une guerre civile ».
Condoleezza Rice, la nouvelle patronne du département d’État (voir pages 14-16), l’a reconnu lors de sa comparution devant la commission du Sénat chargée d’avaliser sa nomination : les États-Unis « font face à de grands défis tactiques », les risques de guerre civile sont réels et « le gouvernement irakien se prépare au pire ». Il n’empêche : selon Carlos Valenzuela, qui supervise la consultation pour le compte de l’ONU, « seuls des massacres massifs ou une démission collective des agents électoraux pourrait remettre en question le calendrier arrêté ». Puisque rien ne semble pouvoir arrêter le processus, voici quelques clés d’un scrutin qui a toutes les chances de déboucher sur un conflit ethnique et religieux majeur. Pour ne pas dire une guerre civile.

L’enjeu. La tenue d’élections le 30 janvier est prévue par la résolution onusienne n° 1546 (juin 2004). L’objectif est de mettre en place une Assemblée nationale de transition, chargée de former un gouvernement de transition en remplacement du cabinet intérimaire dirigé par Allaoui. Celui-ci devra présenter sa démission lors de l’installation officielle de la nouvelle institution. L’Assemblée devra en outre rédiger une « Constitution permanente » en vue « d’aboutir à la formation, le 31 décembre 2005 au plus tard, d’un gouvernement élu ».
Il s’agit d’un scrutin de liste à la proportionnelle. Chaque liste comprend 275 candidats, pour autant de sièges à pourvoir. Une commission électorale est chargée de l’organisation matérielle du scrutin et des opérations de dépouillement.

la suite après cette publicité

Le corps électoral. Ni ladite commission ni la Mission d’assistance de l’ONU (Manui) n’ont été en mesure d’établir un vrai fichier électoral. D’abord, parce que les pillages qui ont suivi la chute de Bagdad ont provoqué la destruction de très nombreux registres d’état civil. Ensuite, parce que l’escalade de la violence a empêché toute opération de recensement de la population. Les services publics sont totalement dépourvus de moyens pour assurer la distribution des cartes électorales et le transport des urnes.
En 2002, lors de la dernière consultation organisée en Irak (« réélection » de Saddam Hussein avec 100 % des suffrages exprimés), le corps électoral comprenait entre 11 millions et 12 millions de personnes. À ce chiffre, il convient d’ajouter plusieurs centaines de milliers d’exilés en Europe et aux États-Unis. Hélas ! à vingt jours du vote, seuls dix-huit mille Irakiens de la diaspora s’étaient inscrits sur les listes. Quant aux observateurs étrangers, ils seront contraints de surveiller le déroulement des opérations depuis Amman, en Jordanie. Comme gage de transparence, il y a mieux !
La sécurité. Depuis des mois, le gouvernement Allaoui promet que la sécurité sera assurée pendant l’ensemble du processus électoral. À l’approche de l’échéance, le doute n’est plus permis : il a échoué. Obstiné, le Premier ministre vient pourtant d’adopter une série de mesures « sécuritaires » pour le jour du scrutin : interdiction pour les particuliers d’utiliser leur véhicule, instauration d’un couvre-feu nocturne, fermeture de toutes les frontières à partir du 28 janvier. Leur efficacité est évidemment très aléatoire.

Les principaux acteurs. Sur les 235 listes en lice, seules une poignée ont quelque chance de figurer honorablement. Tous les observateurs prédisent un raz-de-marée chiite. Mais de quels chiites parle-t-on ? Ceux qui figurent sur la liste Allaoui ? Ceux du parti Da’awa, la plus ancienne formation d’opposition irakienne dirigée par Ibrahim Djaafari ? Ceux d’Abdelaziz al-Hakim, le chef du Conseil suprême de la révolution islamique irakienne – tout un programme -, qui ont accueilli sur leur liste le très controversé Ahmed Chalabi ? Moqtada Sadr, le jeune imam radical, brille par son absence. S’il a consenti à déposer les armes contre les Américains, il a néanmoins refusé de participer à un scrutin sous occupation.
– Allaoui, qui, comme Saddam et Chalabi, n’obtenait que 2 % d’opinions favorables dans un sondage réalisé, en juin 2004, par un centre de recherches stratégiques, à Bagdad (les résultats en ont été publiés, le mois suivant, par le Financial Times), est convaincu de rester en poste après les élections. Il a même annoncé que le rétablissement de la sécurité serait la priorité de son futur cabinet. Pourtant, dans l’improbable hypothèse d’un scrutin véritablement honnête, ses chances seraient très faibles. Ancien baasiste et barbouze occasionnelle, il souffre d’une image catastrophique, que la caution apportée aux bombardements de Fallouja a encore dégradée. La liste qu’il dirige a déjà perdu deux candidats, assassinés par la guérilla.
– Frère de l’ayatollah Mohamed Baqer al-Hakim, tué en avril 2003 à Nadjaf, Abdelaziz al-Hakim lui a succédé à la tête du CSRII, une organisation qui s’inspire du modèle révolutionnaire iranien. Il ne fait pas mystère de son programme : l’instauration d’une République islamique en Irak. Les membres de sa milice, la Brigade Badr (cinquante mille hommes), infiltrent méthodiquement la Garde nationale dans le but de prendre un jour le contrôle de la future armée irakienne. Cible de la guérilla, Hakim a échappé à une tentative d’assassinat. Et le siège de son parti a déjà subi deux attaques à la voiture piégée.
– Médecin et sexagénaire, Ibrahim Djaafari est sans doute l’homme politique le plus apprécié des Irakiens, en raison sa pondération et de sa modération. Dans le sondage évoqué plus haut, il avait obtenu 16 % d’opinions favorables – le meilleur score. Opposant de toujours à Saddam Hussein et dirigeant historique du parti Da’awa, il s’était initialement montré plutôt hostile à l’occupation américaine, refusant notamment, en avril 2003, juste après la chute de Bagdad, de s’associer à une tentative de regroupement de l’opposition antibaasiste. Revenu à de meilleurs sentiments, il a accepté d’entrer au Conseil de gouvernement intérimaire. Actuellement vice-président, Djaafari semble en mesure de mener des négociations avec la minorité sunnite et d’obtenir un calendrier de retrait des forces d’occupation. Il n’est certes pas un militant laïc, mais son ouverture d’esprit laisse à penser qu’il s’opposerait à toute tentative de remise en question de la balbutiante démocratie irakienne.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires