La baraka de Lansana Conté

Tentative de putsch ou coup monté ? Quoi qu’il en soit, les tirs essuyés par le président le 19 janvier sont pour les durs du régime un prétexte tout trouvé pour mettre au pas les opposants.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Un an jour pour jour après avoir prêté serment pour un troisième mandat à la tête de son pays, Lansana Conté a été la cible d’un attentat. Comme lors de la tentative de coup d’État du 5 juillet 1985 ourdie par le colonel Diarra Traoré ou du pilonnage à l’arme lourde de son bureau par des militaires mutinés, les 2 et 3 février 1996, le chef de l’État guinéen n’a pas manqué, cette fois encore, de baraka.
Mercredi 19 janvier, 10 heures. Conté quitte son village de Wava, où il passe le plus clair de son temps depuis plusieurs mois, pour rallier Conakry. Une escorte « légère » – deux Land Cruiser et une Jeep militaire – cerne son véhicule. Le convoi avale en une heure la centaine de kilomètres du trajet. Il entre dans la capitale aux environs de 11 heures par le quartier de Cosa, dans la commune de Matoto. Et ralentit à hauteur de la zone d’Enco 5, à 200 mètres d’une station-service, pour surmonter les dos-d’âne qui marquent un passage à niveau (croisement entre la rue du Prince et la voie ferrée reliant Conakry à Fria). Soudain, une demi-douzaine d’hommes en armes surgissent et ouvrent le feu sur le cortège présidentiel. Plusieurs balles atteignent l’aile droite de la Nissan Patrol grise flambant neuve à bord de laquelle se trouve le chef de l’État. Les gardes du corps de Lansana Conté ouvrent les portières de leurs véhicules pour riposter, mais ils sont pris pour cible par d’autres hommes juchés au troisième étage d’un immeuble qui surplombe le passage à niveau. Deux des « gros bras » du président sont touchés : l’un à l’épaule, l’autre grièvement à la poitrine et au cou.
Les véhicules présidentiels démarrent en trombe, laissant derrière eux leurs agresseurs qui s’évanouissent dans la nature. Dans leur fuite, ces derniers abandonnent une Mazda bleue remplie de munitions, que récupéreront les forces de l’ordre qui bouclent tout le périmètre trois quarts d’heure après la fusillade.
Lansana Conté arrive vers 11 h 30 au Petit Palais, siège de la présidence, au bout du quartier administratif et des affaires de Kaloum. Pendant qu’un impressionnant dispositif militaire se déploie dans les environs, vide les locaux du ministère des Finances voisin, verrouille l’entrée du siège de la Radiodiffusion télévision guinéenne (RTG) et filtre les entrées dans Kaloum par des fouilles serrées sous le pont de Tombo, Lansana Conté convoque d’urgence deux réunions de crise. À la première assistent tous les membres du gouvernement – à l’exception du Premier ministre, Cellou Dalein Diallo, en déplacement à Accra pour assister au sommet des chefs d’État de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) -, sous la conduite du ministre, secrétaire général à la présidence de la République, Fodé Bangoura. La seconde, qui réunit Conté, le chef d’état-major des armées Kerfalla Camara, son adjoint Arafan Camara, le commandant de l’armée de terre Baïlo Diallo et celui de la marine Ali Daffé a lieu… à l’ombre du fameux manguier de l’esplanade du palais des Nations, détruit au cours de la mutinerie de février 1996. Prennent part au conclave – signe de solidarité dans l’épreuve ? – des compagnons d’armes de Conté, avec lesquels il a pris le pouvoir en avril 1984 : le colonel et ex-ministre de la Justice Faciné Touré, et le général et ancien ministre de la Défense Abdourahmane Diallo.
Lansana Conté appelle ensuite l’homme d’affaires Mamadou Sylla, avec qui il s’entretient plusieurs heures dans une atmosphère détendue. Avant de lancer, en début de soirée, un message radiotélévisé dans lequel il « demande aux Guinéens de rester calmes et soudés » et indique que le complot a été fomenté de l’étranger.
Si l’opération a été visiblement préparée, ses auteurs ne l’ont pas conduite de main de maître, loin de là. Ils se sont servis de kalachnikovs, des armes très peu indiquées pour ce type d’opération en raison de leur degré d’imprécision. Ce qui fait dire à certains spécialistes qu’il ne s’agit pas de militaires ni de personnes organisées, lesquels auraient utilisé des lance-roquettes RPG, l’arme absolue pour atteindre une personne à bord d’un véhicule.
À défaut de ses auteurs, Lansana Conté croit tout au moins connaître les instigateurs de l’attentat : « Aujourd’hui, tout le monde est menacé. Les hommes sont menacés, les pays sont menacés. Et ces menaces proviennent de ceux qui ne veulent pas du développement de l’Afrique ou de ceux qui obéissent aux ordres qu’ils reçoivent de l’extérieur. » Une rengaine servie depuis l’indépendance du pays, et qui semble un peu courte en l’occurrence.
De l’aveu même du Premier ministre, la Guinée vit depuis quelques années « une crise politique et économique sans précédent ». L’attentat est intervenu dans un contexte tendu, marqué par une grave récession économique, une inflation galopante, une cascade de mouvements sociaux (grèves des étudiants, des enseignants…) et un fort sentiment de vacance du pouvoir dû à la maladie du chef de l’État. Une situation qui peut expliquer l’acte désespéré de quelques désoeuvrés ou mécontents, las de cette descente aux enfers au point de risquer leur vie et leur liberté pour y mettre fin.
Mais la tentative d’assassinat a quelque chose d’intrigant. Elle intervient à la veille d’un remaniement ministériel qui s’annonçait lourd de conséquences pour la frange la plus dure du gouvernement, incarnée par Fodé Bangoura et le ministre de la Sécurité, Moussa Sampil. Celui-là même qui, après Sidya Touré, leader de l’Union des forces républicaines, en avril 2004, a fait arrêter, le 6 décembre, un autre opposant, Antoine Gbogolo Soromou, patron de l’Alliance nationale pour la démocratie, au même motif de complot et tentative de renversement du régime. En désaccord avec le Premier ministre sur ce dernier dossier, Sampil a aujourd’hui beau jeu de déclarer, comme il s’est empressé de le faire dès après l’attentat, qu’il avait raison de s’inquiéter pour la sécurité de Lansana Conté. Et certains de désigner comme auteurs de l’attentat les Ivoiriens, Maliens, Burkinabè et autres Gambiens que Soromou était accusé d’avoir recrutés et dotés de fausses pièces d’identité guinéennes dans l’intention de déstabiliser le régime.
Seulement voilà : cette tentative d’assassinat, en l’absence de Cellou Dalein Diallo, joue trop en faveur de ceux qui donnent dans la surenchère sécuritaire pour ne pas paraître montée par eux. Nombreux sont les observateurs qui penchent pour cette hypothèse. « Qui, en dehors des proches du chef de l’État, pouvait indiquer aux tireurs le jour et l’heure exacts de son passage ? » s’interroge un diplomate en poste à Conakry.
L’attentat du 19 janvier brise, en tout cas, de facto, l’élan d’un Premier ministre qui semblait décidé à « nettoyer » le gouvernement et à stopper la dérive autoritaire du pouvoir. Il donne à Lansana Conté et aux « durs » de son régime un nouveau souffle et une occasion de détourner l’opinion des vrais problèmes, qui sont d’abord économiques et sociaux. Et leur fournit aussi un prétexte pour donner libre cours à une répression aveugle. Une très forte pression sécuritaire s’est abattue sur Enco 5, où des dizaines de jeunes gens ont été raflés au hasard, incarcérés et soumis à des interrogatoires musclés à l’état-major de la gendarmerie, à la Sûreté urbaine et à la prison clandestine de Koundara, située en haute mer, à quelques encablures de l’île de Kassa.
Dans un pays où la « complotite » s’amplifie à mesure que s’aggrave la crise de l’État à tous les niveaux, il n’est pas exclu que les leaders de l’opposition viennent à subir quelque tracasserie et fassent les frais de l’un de ces savants montages dont le régime guinéen a le secret.
Après le long procès de la mutinerie de février 1996 et le rocambolesque jugement d’Alpha Condé en 2000, s’achemine-t-on vers de nouvelles et fastidieuses assises de la cour de sûreté de l’État ? Le pays peut-il s’offrir le luxe de consacrer une autre année ou plus à une nouvelle affaire au détriment de ses vraies priorités ? En tout état de cause, tel un sphinx, Lansana Conté est encore sorti indemne d’un dangereux traquenard. Celui dont beaucoup pronostiquent la fin par maladie depuis trois ans va finir par passer pour immortel aux yeux de ses concitoyens.

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