Kabylie : la fin du bras de fer ?

La solidité de l’accord signé par le gouvernement et les chefs de tribu, le 15 janvier, tient d’abord à la capacité du pouvoir à honorer ses engagements.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Bientôt la paix en Kabylie ? Le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, a quelques raisons d’espérer. Son appel au dialogue lancé le 4 janvier dernier aux délégués des « archs » (tribus) kabyles a été un succès. Quatorze heures de négociations lui ont suffi pour arracher un accord en vue d’un règlement définitif de la crise qui secoue cette région d’Algérie. « Nous avons vécu la phase de dialogue, maintenant nous pensons à la phase de l’action », lâche-t-il. Le lendemain, l’ENTV, la chaîne de télévision unique, toujours sous contrôle de l’État, ajoute une petite note d’optimisme. Pour la première fois, elle donne la parole à Belaid Abrika, ancien détenu et figure emblématique du mouvement des archs. Mieux, le directeur de la chaîne présente des excuses publiques aux archs pour la mauvaise couverture par l’ENTV de la fameuse marche du 14 juin 2001. « Cet accord nous permet de passer d’une phase de confrontation à une phase de partenariat », affirme Abrika.
Serait-ce donc la fin du sanglant bras de fer qui oppose depuis presque quatre ans les jeunes Kabyles au pouvoir central ? Sur le papier, l’accord est séduisant. Quant à son application, elle risque de prendre des mois, voire des années, selon les propres termes d’un négociateur.
Incontestablement, la principale nouveauté de l’accord signé le 15 janvier réside dans la mise en place d’une commission conjointe constituée de cadres de l’État et de représentants des tribus kabyles. Sauf couac de dernière minute, ses travaux devront commencer à la fin de janvier. Principale mission de ce comité mixte : le suivi et la mise en application de la plate-forme d’El-Kseur, un manifeste de quinze revendications élaboré par les délégués des villages et des communes kabyles au lendemain des émeutes d’avril 2001, qui ont fait plus d’une centaine de morts.
Depuis la marche organisée le 14 juin 2001 à Alger et à laquelle ont participé près d’un million de personnes, la population kabyle n’a pas cessé d’exiger du pouvoir la satisfaction « pleine et entière » des quinze revendications, notamment celles relatives au jugement des auteurs des assassinats, l’octroi du statut de martyrs aux victimes de la répression, le départ des gendarmes, l’officialisation de la langue amazigh et la mise en place d’un programme de développement économique pour la Kabylie.
Pendant les longs mois qui ont suivi le déclenchement des événements, Bouteflika a superbement ignoré la plate-forme de revendications. Mais face à la persistance des émeutes, les autorités ont dû faire deux concessions importantes. D’abord, en mars 2002, le Parlement adopte le texte de loi faisant du tamazight une langue « nationale », à l’instar de l’arabe. Puis, au cours du même mois, le gouvernement annonce le démantèlement d’une quinzaine de brigades de gendarmerie en Kabylie, accusées d’avoir pratiqué une répression sauvage contre les jeunes manifestants.
Si les deux mesures ont été qualifiées de spectaculaires, elles n’ont pas pour autant instauré un climat de confiance entre le pouvoir et une région réputée rebelle et frondeuse. À quatre mois de l’élection présidentielle d’avril 2004, Bouteflika confie à son Premier ministre la mission de prendre langue avec les délégués des tribus. L’objectif est de désamorcer la crise et assurer, par là même, un second mandat au président sortant.
En janvier 2004, le gouvernement s’est donc engagé à satisfaire six exigences, le minimum requis par les représentants des archs pour assurer leur participation aux négociations. Après deux jours de palabres, les pourparlers capotent après le refus catégorique des autorités de procéder à l’officialisation du tamazight. Motif invoqué par le gouvernement ? Accorder un statut de langue « officielle » au tamazight ne relève pas des prérogatives de l’exécutif. La question doit être soumise à un référendum, argue le chef du gouvernement. Les délégués kabyles se rebiffent et claquent la porte des négociations. Le divorce va durer un an, jusqu’à cet appel au dialogue lancé par Ouyahia le 4 janvier 2005. Et, là, les divergences s’aplanissent, les deux parties pouvant enfin aboutir à un « accord global »
Une question s’impose : pourquoi accorder aujourd’hui du crédit à un pacte politique entre le pouvoir, qualifié de « mafieux et assassin », et les archs, alors que les deux parties ont lamentablement échoué à conclure la paix quatre ans durant ? Parce que la donne a changé. Contrairement au précédent chef de l’exécutif, Ahmed Ouyahia, un Kabyle qui n’hésite pas à s’exprimer dans sa langue maternelle à l’Assemblée nationale, est un chef du gouvernement qui bénéficie de la confiance totale du chef de l’État. Habile négociateur, forcené du travail, Ahmed Ouyahia a su manoeuvrer pour amener les délégués kabyles à la table des négociations. De leur côté, les archs ont sensiblement perdu de leur poids à cause des dissensions internes qui minent ce mouvement d’essence populaire. Quant à la population locale, elle est lasse de l’état de déliquescence dans lequel la Kabylie est plongée depuis le début des émeutes en 2001.
Et Bouteflika dans tout cela ? Désormais, il possède tous les atouts pour dénouer le conflit. Élu à une très forte majorité en avril 2004, débarrassé de la tutelle des généraux et rassuré par une manne financière évaluée à plus de 40 milliards de dollars, le président a les moyens de sa politique. Chargé de régler ce dossier, son chef du gouvernement peut donc aisément expliciter la démarche de Bouteflika. « Le règlement de cette crise, affirme-t-il, participe d’une démarche globale qui prône la réconciliation. L’accord avec les archs permettra de guérir les blessures et de libérer les énergies dans les wilayas qui ont connu des perturbations et dans l’ensemble du pays. » Soit !
Mais que va apporter cet accord pour la Kabylie ? Dans l’immédiat, le gouvernement va prendre des mesures très attendues sur place. Les petits commerçants, les PME-PMI et les gros industriels de la région devront être exonérés d’impôts pour la période allant de 2001 à 2004. Les bénéficiaires ainsi que les montants de cette amnistie fiscale seront déterminés par la commission mixte. Les travailleurs licenciés durant et après les tragiques événements qu’a connus la région devront être réintégrés dans leurs fonctions. Les manifestants emprisonnés à la suite des émeutes qui ont touché la Kabylie, les Aurès, les villes de l’ouest et du sud de l’Algérie seront élargis tandis que les poursuites judiciaires entamées contre les animateurs du mouvement seront abandonnées.
Quid de la révocation des élus de Kabylie, condition posée par les archs ? Il est à parier que cette exigence ne sera pas résolue à court terme tant le gouvernement n’aura pas les pouvoirs constitutionnels pour démettre les personnes bénéficiant d’un mandat électif.
Si l’on s’achemine sans doute vers un début de dénouement, la rue kabyle a accueilli l’annonce de l’accord avec une superbe indifférence. Du coup, un membre de la délégation qui a pris part aux négociations tempère l’ardeur des officiels. « Toutes ces décisions ne sont en fait que des mesurettes. Nous attendons du concret », prévient-il.
Le vrai défi réside dans la capacité du gouvernement à répondre favorablement, point par point, aux revendications contenues dans la plate-forme d’El-Kseur. Sera-t-il en mesure de traduire devant des tribunaux civils les auteurs et les commanditaires des assassinats et d’octroyer une pension mensuelle aux parents des victimes du « printemps noir » ? Acceptera-t-il de relever définitivement les gendarmes de Kabylie et les remplacer par des brigades de police ? Last but not least, sera-t-il disposé à octroyer un statut de langue officielle au tamazight sans devoir passer par un référendum populaire, tel que l’exige la population kabyle ?
Face aux délégués des archs, Ahmed Ouyahia a tenu le langage de la franchise, comme l’affirme un négociateur. « Certaines revendications ne peuvent pas être applicables tout de suite. Entre ce que l’État peut donner et ce qu’il n’est pas en mesure d’accorder, il y a une marge », a avoué le chef du gouvernement.
D’ici au 18 avril, date de la commémoration du cinquième anniversaire de la révolte kabyle, le gouvernement sera soumis à un test. Sa bonne foi sera d’abord jugée à l’aune de son engagement à mettre en exécution les six exigences formulées par les archs.

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