Insatiables faucons

Les néoconservateurs en sont convaincus une victoire en Irak restera illusoire tant quel’Iran et la Syrie n’auront pas été mis au pas.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Le bruit en a couru, à Washington, ces derniers temps : les États-Unis prépareraient une action armée contre l’Iran, ou la Syrie, ou peut-être les deux, ces deux pays étant jugés fondamentalement hostiles aux objectifs stratégiques américains et israéliens au Moyen-Orient. Préparation d’une attaque imminente ou simple intox destinée à isoler le champ de bataille de l’Irak de ses voisins ? Difficile à dire. Selon une source au National War College, une frappe contre la Syrie a bel et bien failli avoir lieu, il y a un mois. Les responsables politiques y auraient renoncé pour tenir compte des objections de l’armée. Si une attaque finit par être déclenchée, elle pourrait prendre la forme d’un bombardement aéronaval plutôt que d’une invasion terrestre.
La Syrie est accusée de faire parvenir de l’argent, des armes et des combattants à l’insurrection dans l’ouest et le nord de l’Irak. Et d’apporter une aide aux groupes armés anti-israéliens tels que le Hezbollah ou le Hamas.
L’Iran est, pour sa part, dans le collimateur des Américains en raison de ce que ces derniers considèrent comme une « intervention à grande échelle » en Irak. Par ailleurs, les stratèges de Washington n’ont aucune confiance dans les efforts déployés par l’Agence internationale de l’énergie atomique, d’une part, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, d’autre part, en vue de convaincre Téhéran de renoncer au programme d’armes nucléaires qu’on lui attribue. Les Israéliens, au premier rang desquels le ministre des Affaires étrangères Silvan Shalom, ont fait savoir qu’ils n’accepteraient en aucun cas un Iran doté de l’arme nucléaire.
Autre explication du récent accès de fièvre belliqueuse : les différentes agences gouvernementales se disputeraient l’oreille du président – ce qui est un secret de Polichinelle, à Washington. En mettant en avant la nécessité de faire la guerre à l’Iran et à la Syrie, les néoconservateurs de l’administration, et quelques autres, chercheraient à prévenir un changement de cap que Condoleezza Rice, la nouvelle secrétaire d’État, pourrait être tentée d’opérer.
Lors de son passage devant la commission des affaires étrangères du Sénat, le 18 janvier, cette dernière a repris l’antienne du premier mandat du président George W. Bush. « L’Amérique et le monde libre, a-t-elle déclaré, sont à nouveau engagés dans une lutte à long terme contre une idéologie de haine et de tyrannie, de terreur et de désespoir. Ce sont des défis que nous devons relever. » Voilà qui devrait rassurer les néocons pro-israéliens et antimusulmans.
En revanche, ces derniers ont sans doute beaucoup moins apprécié ce commentaire : « Voici venu le temps de la diplomatie. » Rice s’est engagée à s’impliquer personnellement dans le processus de paix palestino-israélien, que les néocons considèrent comme un moyen de pression pour contraindre Israël à céder des territoires. Elle aurait également insisté auprès de Bush pour qu’il rétablisse des ponts avec les dirigeants européens, lors de son voyage à Bruxelles et à Berlin, le mois prochain.
Mais les néocons, qui ont longtemps milité pour la guerre en Irak et portent donc une lourde responsabilité dans le chaos qui règne dans ce pays, sont toujours en place, notamment au Pentagone, où Paul Wolfowitz devrait conserver son poste de secrétaire adjoint à la Défense, et au cabinet du vice-président Dick Cheney. Les influents think-tanks de droite ont, eux aussi, mené une bruyante campagne contre l’Iran et la Syrie. Et pressé l’administration d’entreprendre une action militaire contre eux. Dans une correspondance de Washington, la semaine dernière, le Financial Times indiquait que les néocons soutiennent un groupe d’opposition, l’Alliance pour la démocratie en Iran, qui a bon espoir de décrocher le jackpot, sous la forme d’importants subsides américains. Plusieurs sénateurs ont également invité l’administration à favoriser un « changement de régime » en Iran.
Jusqu’ici, la plupart des observateurs jugeaient les États-Unis trop embourbés en Irak pour déclencher de nouvelles guerres. Mais les responsables de l’administration sont apparemment de plus en plus convaincus qu’une victoire en Irak demeurera illusoire tant que l’Iran et la Syrie n’auront pas été mis au pas. Personne, en dehors d’un petit cercle à Téhéran, ne sait si l’Iran a pris la décision d’acquérir des armes atomiques ou s’il entend simplement disposer de la technologie qui lui permettra, un jour, d’en fabriquer. Il semble décidé à maîtriser le cycle de traitement de l’uranium pour la production d’énergie, mais affirme n’avoir nulle intention de fabriquer des bombes nucléaires. Ambiguë et opaque, sa politique ressemble étrangement à celle que menait Israël dans les années 1950 et 1960, à l’époque où il constituait son arsenal nucléaire. Pour le moment, l’Iran semble se préparer à une négociation serrée avec les Européens. Il espère en obtenir un beau bouquet d’avantages commerciaux et financiers, en échange du gel de son programme nucléaire – au moins pour quelque temps.
Mais l’Iran prépare aussi sa défense. Certains observateurs estiment qu’il est en train de former les Gardiens de la Révolution, les fameux Pasdarans, dans la perspective d’une guerre « asymétrique » contre les États-Unis, et de constituer un corps de volontaires islamiques, les Bassij, qui pourrait compter plusieurs millions d’hommes. En décembre, l’Iran a procédé à des manoeuvres militaires aux abords de la frontière irakienne. Avec cent vingt mille soldats engagés, ce sont sans doute les plus importantes depuis la Révolution de 1979. Personne n’imagine que les forces armées iraniennes, avec leur équipement suranné, puissent tenir tête aux États-Unis dans une guerre conventionnelle. Mais une frappe américaine contre l’Iran, et tout aussi bien contre la Syrie, déclencherait une résistance et une guerre de partisans qui feraient courir de grands risques aux citoyens et aux intérêts américains et israéliens dans le monde entier.
Douglas Feith, le secrétaire adjoint à la Défense chargé des affaires politiques, travaillerait, dit-on, en étroite collaboration avec des officiers israéliens au repérage de cibles militaires en Iran, comme il le fit lors de la préparation de la guerre en Irak. Israël chercherait aussi à obtenir que Washington intervienne auprès de la Russie pour que celle-ci, lors de la prochaine visite à Moscou du président Bachar al-Assad, s’abstienne de lui vendre des missiles trop perfectionnés.
Dans le numéro de janvier du New Yorker, le célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersh écrit : « Depuis l’été dernier, au moins, l’administration fait procéder à des missions de reconnaissance secrètes en Iran, dans le but de recueillir le plus grand nombre possible d’informations concernant ses sites nucléaires et chimiques, ainsi que sur ses usines de construction de missiles. L’objectif est d’identifier une trentaine d’unités, peut-être davantage, susceptibles d’être détruites, à brève échéance, par des frappes « chirurgicales » ou des raids de commandos. » Le Pentagone affirme que ces informations sont sans fondement. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas douteux que les hommes de Donald Rumsfeld sont sortis vainqueurs de leur affrontement avec la CIA pour le contrôle des opérations de renseignement clandestines. À Washington, on confirme que le Pentagone a désormais la haute main sur l’essentiel des 40 milliards de dollars alloués annuellement au renseignement.
À en juger par ses propos récents, Bush n’envisage manifestement pas une évacuation rapide de l’Irak après les élections du 30 janvier. Selon lui, sa réélection, au mois de novembre, équivaut à un feu vert donné à la poursuite de la guerre. Et lorsqu’il évoque ses projets pour les quatre prochaines années, il continue de marteler ses vieux slogans sur la nécessité de poursuivre la « guerre mondiale contre le terrorisme » et de « construire la démocratie » au Moyen-Orient.
Ces généralités peuvent paraître simplistes, mais elles recouvrent un programme précis : triompher de l’islamisme armé afin de mettre les États-Unis à l’abri d’un autre 11 Septembre ; assurer leur mainmise à long terme sur le pétrole arabe. Israël et ses amis américains au sein de l’administration y ajoutent deux autres objectifs : confirmer le monopole régional de l’État hébreu sur les armes de destruction massive ; priver les Palestiniens de toute aide extérieure, qu’elle vienne de Syrie ou de groupes extrémistes comme le Hezbollah libanais, et les contraindre à accepter les miettes qu’Ariel Sharon voudra bien leur laisser.
La doctrine stratégique sur laquelle reposent ces objectifs est que les États-Unis doivent conserver leur suprématie militaire mondiale, et Israël sa suprématie régionale. Leurs ennemis doivent être privés de toute capacité de dissuasion et renoncer à tout espoir de rééquilibrer le rapport des forces. Quelque doute que l’on puisse avoir sur la sagesse de cette doctrine, l’avenir n’est pas rassurant.

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