Ce que nous a appris Mandela

L’ancien ministre français Jack Lang tire les leçons d’une existence exceptionnelle. Son dessein : rehausser l’image de la vie publique aux yeux des nouvelles générations.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

On a tant écrit sur Nelson Mandela, à commencer par lui-même dans ses Mémoires dont il prépare le deuxième tome, que l’ancien ministre français Jack Lang ne prétend pas lui consacrer une nouvelle biographie. De son livre, il faut retenir le sous-titre « Leçon de vie pour l’avenir ». Son dessein est de tirer les leçons de cette existence exceptionnelle pour rehausser l’image de la vie publique aux yeux des nouvelles générations. Mandela a rendu à la politique cette « noblesse » dont découlent – ou devraient découler – les vertus cardinales de la démocratie : courage, tolérance, esprit d’ouverture, passion de la liberté.
Le courage, tout au long du récit, est ce qui frappe le plus. Sa détermination ne relâche jamais ses exigences, jusque dans la négociation politique où le captif de Robben Island devenu homme d’État feint de reculer pour mieux rebondir. Elle donne sa force et assurera son succès au mouvement de libération de tout un peuple, dernière manifestation mondialement suivie de ces luttes historiques et récurrentes qui depuis deux siècles opposent aux régimes autoritaires les humbles, les exploités, les asservis. Avec cette aggravation, dans le cas de l’apartheid, qu’il ne s’agissait pas d’une dictature classique, mais, nous dit Jack Lang, d’une monstruosité en soi.
Dès le début de ses vingt-sept années de prison, ce « creuset qui met le caractère à l’épreuve », c’est le détenu qui dicte ses ordres aux geôliers. Il refuse à son arrivée de porter le short réglementaire, exige un pantalon qu’il mettra trois ans à obtenir. Il interdit à ses compagnons d’appeler les gardiens baas (« patron »), car s’ils acceptent cette humiliation ils se mettront à leur merci. Il donne l’exemple de cette dangereuse intransigeance en refusant de courir aux ordres de haak, qu’on utilise en afrikaner pour faire avancer le bétail. Il ne cédera jamais aux brutalités sadiques et aux brimades morales qu’il dénoncera avec une audace tranquille devant une commission d’enquête envoyée par Pretoria. Le responsable de la chiourme a beau le menacer de mort, il maintient ses accusations jusqu’à ce que le tyranneau soit enfin muté.
D’instinct, Nelson Mandela choisit l’attitude qui lui fait courir le maximum de risque, mais assure à ses révoltes l’exemplarité la plus efficace. Il en fera une règle de son action politique, donnant par son acceptation de la mort au mot si galvaudé de « défi » une dimension tragique.
Au procès des clandestins de Rivonia, en avril 1963, où il encourt avec eux la peine capitale comme l’en avertit ses gardiens – « Ne te fais pas de souci pour ton sommeil, Mandela, tu vas dormir très longtemps » -, il revendique le titre et la responsabilité de premier accusé, aggrave les charges contre lui en reconnaissant qu’il est passé de la non-violence à la lutte armée parce que le gouvernement répondait par la force « à chacune de nos requêtes pacifiques », puis en avouant son admiration pour le Parti communiste, ennemi numéro un de la communauté blanche, bien que les communistes n’aient jamais contrôlé l’ANC et encore moins tenté de manipuler son chef.
En conclusion de cette plaidoirie dont il a pesé chaque mot moins pour sa défense que pour l’Histoire, il se déclare « prêt à mourir pour son idéal ». Dans la bouche de cet ancien avocat, consacré à l’émancipation de son peuple comme on entre en religion, ce n’était ni habileté ni provocation. Il avait annoncé que les condamnés ne feraient pas appel d’une sentence de mort tellement prévisible que les diplomates et les autres étrangers présents au procès et acquis à sa cause avaient décidé par prudence de ne pas intervenir en leur faveur. Nelson Mandela a même écrit les quelques mots qu’il dirait avant que le noeud coulant ne fasse taire enfin cette voix irréductible : « Tout ce que j’ai dit, je l’ai pensé. »
Condamné à la détention perpétuelle, il retourne en prison avec l’auréole du martyr, mais surtout l’autorité morale du futur négociateur irremplaçable qui préparera inlassablement, de sa cellule, le renversement du cours de l’Histoire dans le seul pays dont on pouvait penser que le pouvoir resterait à jamais inflexible. De même que les mystiques ont connu leur nuit du doute, il lui arrive de s’interroger sur les raisons et les chances de son combat. Le même cauchemar le hante entre deux insomnies : il est libéré, et personne ne l’attend. Il attendra jusqu’en février 1990 « le moment ahurissant » où Frederik De Klerk, auquel le président Botha a remis l’exercice effectif du gouvernement, le convoquera pour lui signifier sa mise en liberté après avoir annoncé au Parlement la levée de l’interdiction de l’ANC et de toutes les organisations illégales, la libération des « prisonniers d’opinion », la suspension de la peine de mort, et prononcé la phrase qui allait abolir en quelques secondes deux siècles d’apartheid : « L’heure de la négociation est arrivée. »
L’heure de l’accession au pouvoir n’arrivera que le 10 mai 1994, après que les premières élections, selon le principe hier encore inimaginable « un homme une voix », eurent consacré la victoire de l’ANC, organisé pour une durée provisoire le partage du gouvernement avec le Parti national et porté à la présidence Nelson Mandela. Autant de résultats inouïs qui auront triomphé de difficultés apparemment insurmontables dans cette nation menacée à chaque épreuve de dislocation par la diversité et les rivalités souvent sanglantes de ses composantes ethniques.
On prend ici toute la mesure du génie politique de Mandela, dont les intuitions rarement démenties alternent la détermination intraitable avec les concessions réalistes, ajoutant à un don inné de la présence charismatique les ressources de sagesse acquises dans la souffrance de la prison. Le New York Herald Tribune admire la souple diplomatie avec laquelle « il joue sur tous les tableaux en sachant être dur pour mobiliser sa base, mais en pouvant aussi tendre la main pour proposer la réconciliation ». Il la tendra une dernière fois pour proposer la réconciliation à la fois la plus nécessaire et la plus scandaleuse, celle de la nation avec elle-même. Il fait voter par le Parlement une loi qui promet l’impunité pour tous les crimes et les criminels de l’apartheid, à la seule condition que les coupables fassent eux-mêmes la pleine lumière sur leurs méfaits.
Dans l’esprit de la tradition africaine de l’ubunta, Mandela renonce à un deuxième Nuremberg et à son jury international pour une Commission Vérité et Réconciliation présidée par un religieux, le plus qualifié il est vrai pour recevoir ces confessions publiques : l’archevêque Desmond Tutu qui devait en tirer un livre bouleversant, Il n’y a pas d’avenir sans pardon. Aujourd’hui encore, malgré toutes les barbaries qui ne cessent d’ensanglanter notre planète de violence, on reste saisi d’horreur par les témoignages accumulés au cours de ces rencontres entre les bourreaux et leurs victimes. « Il est pourtant évident qu’en dehors même de la catharsis collective, écrit Jack Lang, sans les comptes-rendus de la Commission, la population blanche et l’opinion mondiale n’auraient jamais découvert à quel point le système de répression d’un État moderne peut sombrer dans l’inhumanité. »
On estimera avec lui que cette grande leçon est toujours à méditer.

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