Auschwitz L’aveu d’Himmler

Soixante ans après la libération des camps d’extermination, l’énormité des crimes nazis reste une énigme. Un discours peu connu du reichsführer de la SS contribue à l’éclairer.

Publié le 24 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les historiens n’ont, à ce jour, retrouvé aucun document dans lequel Adolf Hitler prononcerait ce simple mot : « Auschwitz ». Il n’est donc pas absolument certain qu’il connaissait le nom du sinistre camp de la mort. Bien sûr, il avait donné l’ordre d’exterminer les Juifs, mais il ne connaissait pas le détail de l’opération. Ou feignait de l’ignorer.
Dès le 30 janvier 1939, dans un discours au Reichstag, le Führer avait annoncé « l’anéantissement de la race juive en Europe » si celle-ci venait à provoquer une nouvelle guerre mondiale. Trois ans plus tard, alors que les chambres à gaz sont entrées en service, il rappelle sa « prophétie » dans quatre discours successifs. Le 8 novembre, devant la vieille garde nazie réunie à la brasserie Löwenbräukeller, à Munich, il menace : « On s’est toujours moqué de mes prophéties. De tous ceux qui riaient alors, beaucoup ne rient plus. Et ceux qui rient encore cesseront peut-être de le faire d’ici peu. »
Même en privé, il évitait soigneusement de mentionner les camps. Beaucoup reprochent à La Chute, le film qu’Oliver Hirschbiegel a consacré à ses derniers jours, d’occulter la solution finale, mais, de fait, dans ses discussions avec ses aides de camp ou ses secrétaires, Hitler ne donnait jamais l’impression qu’il avait connaissance du génocide des Juifs.
Parfois, il s’efforçait de donner le change. Ainsi, le 29 mai 1942, lors d’un déjeuner, il suggère « l’évacuation » des Juifs en Afrique centrale – sans doute en référence au projet d’avant-guerre de déportation à Madagascar… De façon générale, Hitler et ses proches pratiquaient ce que l’historien américain Raul Hilberg (La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988) appelle le « camouflage verbal » : « solution finale », « traitement spécial » ou simplement « Est » sont autant d’euphémismes pour désigner les centres de mise à mort d’Auschwitz, Treblinka, Belzec, Sobibor, Kulmhof et Lublin.
Pourtant, le 6 octobre 1943, Hitler tombe le masque. Ou plutôt, il confie la tâche à Heinrich Himmler. Le chef des SS convoque les dirigeants administratifs du Reich et de ses provinces, les Reichsleiter et les Gauleiter, à l’hôtel de ville de Posen (aujourd’hui Poznan), dans les territoires polonais annexés. Le lendemain, les mêmes seront reçus par le Führer à son quartier général de Prusse orientale. Himmler est donc chargé de les mettre en condition. Et il leur parle avec une franchise étonnante : « Je désire vous parler maintenant, dans le cadre de ce cercle des plus restreints, d’une question […] qui est devenue le poids le plus lourd de ma vie : la question des Juifs. » Himmler essaie alors de justifier l’Holocauste : « Nous avions le droit moral, nous avions le devoir envers notre peuple de détruire ce peuple qui voulait nous détruire. » Il reprend alors la thèse obsessionnelle des nazis : celle du complot juif mondial, fondée, comme l’on sait, sur un faux grossier de la police tsariste, Les Protocoles des sages de Sion. Et, plus particulièrement, celle du complot juif contre l’Allemagne, victime d’un prétendu « coup de poignard dans le dos » lors de la défaite de novembre 1918.
À ce moment, Himmler se fait plus précis : « Nous sommes, voyez-vous, confrontés à la question : « Que faites-vous des femmes et des enfants ? » J’ai décidé d’adopter une solution sans équivoque. Car je ne pouvais pas justifier d’anéantir – c’est-à-dire de tuer ou de faire tuer – les hommes, tout en laissant grandir les enfants et les petits-enfants pour qu’ils prennent un jour leur revanche sur nos enfants et nos petits-enfants. » Tout est dit. Le procureur du procès de Nuremberg n’aura plus rien à ajouter. Pourquoi cet aveu terrifiant – et peut-être unique dans l’Histoire ? En octobre 1943, Hitler pressent qu’il risque de perdre la guerre. En juillet, à Koursk, les Russes ont gagné la plus grande bataille de chars de l’Histoire. Désormais, l’armée allemande bat en retraite. En septembre, les Américains et les Britanniques débarquent en Italie. La forteresse Europe est prise d’assaut. Hitler s’efforce donc de mobiliser les dirigeants de l’administration du Reich dans son entreprise insensée de destruction de « l’ennemi intérieur » : les Juifs. C’est ce que le psychiatre américain Léo Alexander, observateur aux procès de Nuremberg, appelle le blood kit, l’interchangeabilité dans le crime (War Crimes and their Motivations, 1948). Le Führer veut s’assurer que tous ceux qui savent vont participer.
Une seconde explication, non exclusive de la première, est possible. Deux mois plus tôt, le 24 juillet, à l’issue d’une réunion du Grand Conseil fasciste, à Rome, Mussolini a été renversé par les siens. Pour éviter pareille mésaventure, Hitler cherche à resserrer les liens avec les principaux cadres du Reich. « Dos au mur », il veut « souder ses plus proches compagnons dans une communauté de destin assermentée, les lier par la connaissance de l’extermination des Juifs et de ses implications », dit justement l’historien britannique Ian Kershaw (Hitler, Flammarion, 2000). Son collègue français François Delpla pousse un peu plus loin l’analyse : « Soit les auditeurs [du discours de Posen] réagissent, protestent et démissionnent, soit ils deviennent irrémédiablement complices. […] Avec un machiavélisme consommé, le discours fait appel à leur conscience individuelle et les enchaîne d’autant plus sûrement » (Hitler, Grasset, 1999). Comme un chef mafieux, le Führer s’assure de la fidélité de ses proches en les associant à un crime de sang. Le plus grand des crimes de sang.
Le discours de Posen donne le vertige. Il montre que les bourreaux nazis étaient à la fois des assassins ordinaires et bien autre chose. Ils avaient conscience de l’énormité de leur acte et s’en glorifiaient entre eux ! Le 4 octobre 1943, deux jours avant de s’adresser aux Reichsleiter et aux Gauleiter, Himmler confie à ses principaux lieutenants SS réunis eux aussi à Posen : « Vous, dans votre majorité, vous devez savoir ce que c’est que 100 cadavres l’un à côté de l’autre, ou bien 500 ou bien 1 000. D’avoir tenu bon et, en même temps, en dehors de quelques exceptions causées par la faiblesse humaine, être restés des honnêtes hommes, c’est ce qui nous a endurcis. C’est une page de gloire de notre histoire qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais. »
Dans ces phrases qui font frémir, il y a ce mélange de cynisme et d’obscénité qui font l’une des singularités historiques du nazisme. Pour Himmler comme pour Hitler, il s’agit à la fois d’exprimer une « morale supérieure » à la morale chrétienne, trop « faible » aux yeux des nazis, et « d’alléger l’écrasante charge psychologique imposée aux meurtriers » (Raul Hilberg). En clair, il s’agit de dire aux tueurs qu’on peut tuer sans perdre son âme. Comme le dit l’essayiste français Alexandre Adler dans sa préface au Hitler de Delpla, « il n’y a pas de banalité du mal. Le mal est rare, complexe, impressionnant ».

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