Vladimir Fédorovski

Dans son dernier livre, c’est toute la Russie de l’ère stalinienne que l’ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev parcourt d’une plume alerte. Pour mieux faire apparaître la Russie d’aujourd’hui.

Publié le 22 octobre 2007 Lecture : 10 minutes.

La Russie, on le sait, est le pays des poupées gigognes. Ce n’est pas Vladimir Fédorovski qui dira le contraire. Anecdotes, histoires d’amour, évasion à travers la vie de Boris Pasternak, l’auteur de l’inoubliable Docteur Jivago, c’est toute la Russie de l’ère stalinienne qu’il parcourt d’une plume alerte*. Derrière le masque de Staline apparaît le visage de Poutine, derrière les souffrances et les tourments de Pasternak transparaissent ceux du peuple russe. « Je n’ai pas écrit un livre à thèse, précise le romancier. Mais l’histoire de Pasternak ou celle de Staline sont autant de clés pour comprendre la Russie d’aujourd’hui, de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa à la guerre en Tchétchénie. » Sous le panama, le regard brun est chaleureux, mais la rhétorique est froide. De France, où il est installé, ce diplomate spécialiste du monde arabe suit de près l’actualité de son pays. À l’approche des élections législatives de décembre et présidentielle de mars 2008, l’ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev (il vantait les mérites de la perestroïka dans les médias français à la fin des années 1980) se montre objectif autant qu’il est possible, et inquiet autant qu’il est raisonnable.

Jeune Afrique : Pourquoi, dans votre livre, revenez-vous avec une telle insistance sur le personnage de Staline ?
Vladimir Fédorovski : Parce qu’il est beaucoup plus intéressant que Poutine ! Staline est un personnage shakespearien : un grand assassin devant l’Éternel (avec Lénine et Trotski, ils ont tué 25 millions de personnes) et un grand manipulateur. Ce dernier point le rapproche de Poutine.

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Comment caractérisez-vous celui-ci ?
Poutine est une sorte de James Bond. À chacune de nos rencontres, j’ai été frappé par son côté « officier du KGB ». Excellent acteur, il change de visage et imite les gestes de ses interlocuteurs pour gagner leur sympathie, selon une technique d’espionnage bien connue

Comment expliquez-vous qu’en dépit de tous ses crimes Staline soit redevenu aussi populaire en Russie ?
La Russie vit dans la nostalgie de l’homme fort. Poutine, qui l’a bien compris, s’est empressé de réhabiliter Staline. Comme ce dernier pendant la Seconde Guerre mondiale, il affirme qu’il y a entre l’empire des tsars, l’empire soviétique et la Russie d’aujourd’hui une continuité historique dont il faut être fier.

Est-ce un retour en arrière ?
Oui, car à la fin de l’ère Gorbatchev et au début de la présidence d’Eltsine, la vérité historique avait enfin eu droit de cité, avec des révélations sur les massacres de Katyn, par exemple. Plus récemment, le président du KGB m’a confié que Brejnev avait envisagé de faire assassiner Khrouchtchev, mais le public, lui, n’a jamais eu droit à des révélations sur les assassinats politiques de l’ère communiste. Cela pose problème. Aujourd’hui, nous assistons au retour des méthodes du passé.

À quelles fins ?
Poutine a habilement profité du discrédit du processus démocratique, à la fin de l’époque communiste, pour se maintenir au pouvoir et renforcer sa popularité. Certes, il manipule les sondages – il n’a évidemment pas 80 % d’opinions favorables -, mais il est populaire, c’est une réalité.

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Comment un pays tel que la Russie peut-il continuer à vivre dans le mensonge et à occulter son passé ?
C’est, au-delà de son aspect romanesque, l’interrogation centrale de mon livre. Cela vaut aussi pour la France ou les États-Unis. Les Allemands ont préféré dire franchement la vérité et se montrent très vigilants sur ce chapitre. Les Espagnols s’y sont pris de manière plus policée, mais eux aussi disent une grande partie de la vérité sur leur passé. Ce n’est pas le cas en Russie, qui vit dans l’illusion de la grandeur.

Est-ce une fatalité typiquement russe ?
Bien sûr que non ! La dictature et le mensonge ne sont pas dans le sang russe, mais dans le sang du système. Tout le monde peut être manipulé. La preuve : au XXe siècle, nombre d’intellectuels occidentaux – que Staline qualifiait d’« idiots utiles » – ont été piégés par lui.

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La Russie peut-elle repartir sur de nouvelles bases ?
Poutine prétend qu’on a trop dénigré notre passé, que l’Occident nous a humiliés, qu’il y a eu une grande pagaille sous Gorbatchev et Eltsine, que l’État a été pillé et détruit. Le président n’est pas seulement un manipulateur, il est en même temps très sincère. Il est réellement convaincu qu’il a été envoyé par la Providence pour assurer la renaissance de la Russie en ces temps de troubles. Il veut reconstruire un État fort et ramener la Russie dans le concert des nations. Son système me rappelle celui de l’organisation du Spectre, dans les films de James Bond : lui et son clan se sont partagé toutes les richesses du pays, le pétrole, le gaz, le Parlement, la presse Leur contrôle est total, il est double, triple

Est-ce la meilleure manière de restaurer la grandeur de la Russie ?
Je ne le pense pas. Sur le plan intérieur, Poutine a écarté l’oligarchie qui s’était constituée sous Eltsine pour lui substituer une autre oligarchie, composée de ses hommes à lui. Sur le plan géopolitique, il a une vraie vision. Mais plusieurs de ses orientations me semblent erronées. Il affirme, par exemple, que la Russie a pour seuls alliés le pétrole et le gaz : l’ennui, c’est qu’il table sur le maintien d’un prix élevé de ces matières premières. Et puis la manière dont il utilise cette manne pose problème. Certes, il la partage avec les autres – la population vit mieux -, mais il l’utilise surtout à des fins militaires et pour enrichir ses « copains ».
Enfin, il se dit favorable à un monde multipolaire. Encore faut-il savoir avec qui s’allier Au lendemain des attentats du 11 Septembre, il a entamé un petit flirt avec les États-Unis, puis, désenchanté, il a pris ses distances avec Washington et, pour l’embêter, il fait maintenant des ouvertures à l’Inde, à la Chine, à l’Iran et aux régimes dictatoriaux d’Asie centrale. Parallèlement, l’on ne sait plus très bien où en sont ses relations avec l’Allemagne et la France. Or je ne pense pas que de bonnes relations avec la Chine ou l’Iran soient gages d’avenir pour la Russie. Le virage vers Pékin constitue même une erreur stratégique majeure. La Chine se développe sur le plan économique, mais il n’est pas sûr qu’elle restera stable sur le plan politique. Or les espaces vides de la Russie se trouvent du côté de la frontière chinoise et le nombre de clandestins chinois en Russie est d’ores et déjà ahurissant.

Et quelles sont les failles de Poutine sur le plan intérieur ?
Sa force est en même temps sa faiblesse : c’est sa stratégie de manipulateur, pour qui la fin justifie les moyens. Il a instauré un système d’où le débat d’idées est totalement absent. Il croit qu’il détient toute la vérité, qu’il a toujours raison. Or nous avons pratiqué sous Staline et pendant des années cette politique fondée sur un message unanimiste et sur la désinformation. Et elle s’est révélée contre-productive

Alors que la succession de Poutine fait, depuis des mois, l’objet de toutes sortes de supputations, le président vient de laisser entendre que, plutôt que de briguer un troisième mandat, il pourrait devenir Premier ministre. Qu’en pensez-vous ?
C’est un faux débat. Les Occidentaux pensent, à tort, que le système russe est basé sur la succession. Il n’y aura pas de « succession Poutine » ! Un clan – actuellement dominé par un personnage qui se prend très au sérieux, Vladimir Poutine – s’est emparé du pouvoir et utilise une façade. Après mars 2008, Poutine restera un personnage clé, simplement le clan va déléguer quelqu’un d’autre pour le représenter. Une façade

Est-ce l’actuel Premier ministre, Viktor Zoubkov ?
Probablement. C’est un apparatchik, il est totalement fidèle à Poutine et, comme il est âgé, il ne pourra transformer le système.

Pourquoi ?
Parce qu’il est totalement verrouillé ! N’importe quel vice-Premier ministre ou ministre dirige en même temps une branche entière de l’industrie. Comme sous Staline, ils s’entretuent et trouvent un équilibre. Dans ce système, que Poutine soit Premier ministre, président d’un club de bridge ou du comité olympique de Sotchi n’a aucune d’importance. Il aura de toute manière le pouvoir de décision. Sans compter que ses amis le pousseront à se représenter à la présidentielle de 2012

Pourquoi Zoubkov a-t-il été choisi pour servir de façade ?
La démarche du clan est parfaitement logique. En tant que chef d’un service fédéral de lutte contre le blanchiment d’argent, Zoubkov s’est révélé efficace. À ce titre, il connaît tous les circuits financiers et les comptes bancaires de tout le monde. Or, dans ce système, si vous vous tenez tranquille, vous gardez votre poste, mais si vous bougez, vous vous retrouvez en prison. Et les lois sont tellement floues qu’on peut toujours trouver quelque chose contre vous.

Qu’est-ce qui a disqualifié les deux vice-Premiers ministres, Sergueï Ivanov et Dmitri Medvedev, jusque-là favoris pour la « succession » de Poutine ?
Ce n’est pas une disgrâce. Je pense, au contraire, qu’ils resteront les deux hommes forts du système. Chacun est censé représenter une « tendance » du clan : Ivanov les « kgébistes », plus rudes, et Medvedev les « Pétersbourgeois », plus ouverts sur l’économie de marché. Mais je les connais : ce qui les sépare n’est pas d’ordre idéologique, c’est plutôt une question d’âge, d’origine, d’ambition. Contrairement à ce que l’on raconte, l’entourage de Poutine est assez homogène. Les rivalités de personnes sont même une garantie d’homogénéité du clan, et font tenir l’ensemble. C’est un système propre à la tradition russe, et aussi au système stalinien. Un politburo néostalinien s’est partagé le gâteau et le pouvoir. Mais, en même temps, le pays se développe.

Le fait que le pays se développe va-t-il l’aider à se démocratiser ?
Je l’espère. Poutine prétend que la période de stabilisation est inévitable. Peut-être a-t-il raison, je ne veux pas en juger. Cela étant, le développement économique aura forcément des répercussions politiques. La classe moyenne émergente devra accéder, à terme, à une véritable liberté d’expression.

Et l’opposition ?
Elle n’existe pratiquement pas. Poutine a « cassé » plusieurs de ses leaders, comme Gaïdar ou Iavlinski, grâce à des manipulations (utilisant l’alcool et les femmes). Les communistes sont une fausse opposition, ils sont complices de Poutine. Quant au parti de Jirinovski, qui se prétend « libéral démocrate », il a été créé autrefois par le KGB. Andreï Lougovoï, l’homme impliqué dans l’empoisonnement de l’ex-espion Alexandre Litvinenko à Londres, est numéro deux sur la liste du PLD aux législatives de décembre, ce qui en dit long sur les murs de ce parti !

Justement, que pensez-vous de cette affaire ?
J’observe simplement que ni les Britanniques ni les Russes n’apportent d’arguments décisifs : si ces derniers pensent que Berezovski est impliqué, pourquoi n’en apportent-ils pas la preuve ? Quoi qu’il en soit, cet assassinat ahurissant a été profitable à Poutine sur le plan intérieur. Maniant, à l’instar de Staline, la thèse du complot occidental, il a eu d’autant moins de peine à convaincre ses compatriotes que ces derniers sont dépolitisés. Ils se disent que, comme Staline était « le petit-fils de Gengis Khan avec le télégraphe », Poutine est le petit-fils de Staline avec l’Internet. Et que pour le moment, il n’y a rien à faire contre lui.
Et Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-oligarque et patron du géant pétrolier Ioukos, qui purge une peine de huit ans de prison, aurait-il une chance en politique ?
Il est jeune, il a des moyens, il peut donc revenir si toutefois il reste en vie, car huit ans en Sibérie, c’est beaucoup, surtout lorsqu’on partage sa cellule avec plus de cent prisonniers de droit commun dont la moyenne d’âge est de 24 ans. N’oublions pas qu’historiquement, en Russie, un séjour en prison est le meilleur moyen d’acquérir une notoriété : voyez Dostoïevski ou Soljenitsyne.

A-t-il été condamné en raison de ses ambitions politiques ?
Même pas ! Il n’était pas plus voleur que les autres oligarques, mais il s’est pris au sérieux. Il a contesté le tracé de l’oléoduc allant du lac Baïkal à Nakhoda (près de Vladivostok), et cela a suffi à lui faire franchir la ligne jaune. Dans ce cas, le message de Poutine est clair : « Si vous bougez contre moi, soit vous allez en taule, soit vous quittez le pays. » Ce n’est qu’après coup qu’on a prêté à Khodorkovski des ambitions politiques : aujourd’hui, le bruit court qu’il entretenait une armée en Sibérie pour prendre le pouvoir, cette « information » est répétée à outrance et les gens le croient.

Le système poutinien pourrait-il s’effondrer ?
Rien n’est exclu, notamment si les cours du pétrole baissent. Imaginons – ce que je ne souhaite pas – qu’une crise majeure éclate en Russie, sur fond de nationalisme exacerbé comme dans l’Allemagne des années 1930 : cela pourrait faire surgir des leaders tout à fait inattendus. Y compris Khodorkovski. En attendant, Poutine joue avec le nationalisme et le message antioccidental en occultant les vrais problèmes de la Russie : problèmes démographique, technologique, écologique, sida On se contente de critiquer l’Occident. Peut-être Bush est-il un idiot et Poutine un phare de l’humanité, mais ce n’est pas le problème majeur de la Russie.

Donc, en mars 2008, plus de Poutine, mais Poutine quand même derrière tout ?
et le fantôme de Staline !

*Le Fantôme de Staline, de Vladimir Fédorovski (Éditions du Rocher, 280 pages, 19,90 euros.)

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