Un Premier ministre sous influence

Près d’un mois après sa désignation par le roi Mohammed VI, Abbas El Fassi a enfin son gouvernement qui… n’est pas tout à fait le sien.

Publié le 22 octobre 2007 Lecture : 9 minutes.

Mohammed VI a procédé, le 15 octobre, à la nomination du nouveau gouvernement. Il a fallu près d’un mois à Abbas El Fassi, désigné Premier ministre le 19 septembre, pour constituer son équipe. Ce n’est pas excessif, dès lors qu’il est responsable, aux termes de la Constitution, devant le roi mais aussi devant le Parlement, et que, partant, il a besoin, pour gouverner, de la confiance de la majorité, à savoir 163 des 325 députés que compte la Chambre des représentants. Pour ce faire, il a dû négocier âprement, d’abord avec ses amis de la Koutla – alliance qui regroupe son propre parti l’Istiqlal (52 députés), l’USFP (Union socialiste des forces populaires, 38), le PPS (Parti du progrès et du socialisme, 17) -, ensuite avec le MP (Mouvement populaire, 41) et le RNI (Rassemblement national des indépendants, 39). Dans des conditions plus sereines et en bénéficiant du concours de Abderrahmane Youssoufi, le Premier ministre sortant, Driss Jettou, avait mis le même temps, en 2002, à former son cabinet.

Le nouveau gouvernement, qui devait être « ramassé » – 25 ministres -, en compte 33 avec les secrétaires d’État. La répartition finale selon les partis mérite attention : l’Istiqlal empoche 10 ministères (dont la primature), le RNI 7, l’USFP 5 et le PPS 2. Le MP est passé à la trappe, mais on note l’émergence de 10 SAP (sans appartenance politique), un label qui s’étend au-delà des « ministères de souveraineté » (Intérieur ou Affaires étrangères), directement désignés par le roi. On relève encore plusieurs permutations d’un ministère à l’autre, l’apparition de quinze nouvelles têtes et une forte et louable féminisation : sept femmes, dont plusieurs à des postes clés. Parmi elles, Amina Benkhadra (Énergie, Mines, Eau et Environnement), Yasmina Baddou (Santé), ou encore Nouzha Skalli (Développement social, Famille, Solidarité). Deux vedettes : l’actrice très populaire Touria Jabrane (Culture) et la championne olympique Nawal El Moutawakil (Jeunesse et Sport).

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Après les femmes, les poids lourds : Chakib Benmoussa garde l’Intérieur. L’arrivée, en décembre 2002, de cet X (polytechnicien), totalement étranger au monde de la police, ressemblait à une erreur de casting. À l’expérience, il s’est révélé comme l’homme le mieux placé pour accélérer l’acclimatation de la « mère de tous les ministères » aux impératifs de l’État de droit et pour mobiliser les gouverneurs-managers qui sont en train de transformer, à marche forcée, le royaume. Sa reconduction consomme la rupture avec les moeurs politiques de l’ère Driss Basri, comme chacun a pu le constater aux élections du 7 septembre, où le Makhzen s’est imposé une neutralité méritoire, totalement inhabituelle de sa part. Aux Affaires étrangères, on assiste à une promotion qui est en fait une régularisation. Mohamed Benaissa cède la place à Taieb Fassi Fihri, 51 ans, jusque-là ministre délégué. Compétent, homme de dossiers, il n’a pas tendance, lui, à réduire l’art diplomatique aux mondanités et aux relations publiques. Avant d’arriver au ministère en 1998, il avait travaillé au cabinet royal. Sans avoir été condisciple de M6, il appartient au premier cercle dans l’entourage du monarque. C’était déjà à lui qu’on avait confié les questions sensibles ou stratégiques telles l’affaire du Sahara ou les négociations de l’accord de libre-échange avec les États-Unis.

Le maintien d’Ahmed Toufiq aux Affaires islamiques est dans la norme. Né dans le Haut-Atlas voilà soixante-quatre ans, cet homme de culture est, depuis l’irruption du terrorisme kamikaze en 2003, le maître d’oeuvre d’un chantier qui n’est pas moins important que Tanger Med ou l’aménagement du Bouregreg : la réforme de l’islam au temps d’Oussama Ben Laden. Historien, romancier, soufi, ayant longtemps fréquenté la confrérie mystique des Bonchichiya, très puissante dans l’Oriental, il lui revenait de réduire l’influence pernicieuse (et meurtrière) de l’islam wahhabite importé d’Arabie saoudite lorsque Abdelkebir Medeghri Alaoui, le « Basri de la religion », s’occupait du ministère sous Hassan II.

Un point fort du nouveau gouvernement : l’arrivée d’Aziz Akhennouch, 46 ans, à la tête de l’Agriculture et de la Pêche maritime. Originaire de Tafraout (Souss, région d’Agadir), études de management au Canada, il est le patron d’Akwa-Group, qui réunit une cinquantaine de sociétés dans divers domaines, allant des hydrocarbures aux télécoms en passant par l’agrobusiness. Visiblement, on compte sur cet entrepreneur dynamique et réputé proche du monde rural (et du Palais) pour moderniser un secteur qui semblait en friche sous son prédécesseur, Mohand Laenser, le secrétaire général du MP.

La nomination d’Abdelwahed Radi à la Justice surprend à première vue. Président de la Chambre basse pendant dix ans, il n’a que de lointaines accointances avec ce département. Mais cet homme de consensus a toujours su concilier, avec une égale sincérité, l’adhésion au socialisme et la loyauté à la monarchie. C’était vrai sous Hassan II, c’est vrai aujourd’hui. Cet ancien professeur de psychologie rassure. À la tête d’un ministère de souveraineté, il aura à coeur de se donner les moyens (et les hommes) de poursuivre les réformes engagées par un autre socialiste, Mohamed Bouzoubaa.

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Deux mots encore sur les membres du gouvernement : c’est Khalid Naciri qui succède à un autre PPS, Nabil Benabdellah, en tant que ministre de la Communication porte-parole du gouvernement. La soixantaine, avocat et professeur de droit, avant de diriger l’Institut supérieur d’administration, c’est un acteur apprécié des débats de la classe politique et de la société civile. Enfin, le Sahara n’a pas été oublié, sans doute pour tenir compte des récriminations dans les milieux sahraouis, qui se sentaient exclus des tractations pour former le gouvernement : Ahmed Lakhrif, 54 ans, secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Né à Smara, militant de l’Istiqlal, vice-président du conseil municipal de Laayoune, membre de la Chambre des conseillers, il siège au Conseil royal consultatif pour les affaires sahariennes (Corcas).

Voilà donc un gouvernement qui fait plutôt bonne figure, mais on y chercherait en vain le moindre représentant du MP, le parti berbériste fondé au lendemain de l’indépendance par Mahjoubi Aherdan contre précisément l’Istiqlal de Allal El Fassi.ÂÂÂÂÂ L’absence de cette formation qui compte 41 sièges pose un sérieux problème, à tout le moins arithmétique. Avec l’Istiqlal (52), le RNI (39), l’USFP (38), le PPS (17), la coalition n’aligne que 146 députés. Où trouver donc les 17 manquants pour atteindre la majorité requise (163) ?

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Pour comprendre ce qui s’est passé – et la suite -, il faut revenir au dernier round des négociations menées avec les partis par Abbas El Fassi. Jeudi 11 octobre, le gouvernement était enfin pratiquement constitué et n’attendait, sous réserve de quelques ajustements, que l’annonce officielle (lire J.A. n° 2440). Mais lorsque la liste est communiquée à ses partenaires, le Premier ministre essuie deux refus catégoriques. En présentant à son bureau politique les départements obtenus et leurs titulaires, Mohamed Elyazghi, le leader de l’USFP, provoque un tollé. L’intervention du Palais dans le casting ne passe pas. Comment accepter que Touria Jabrane, qui déclarait-il y a peu qu’elle n’était pas membre du parti et qui a fait campagne pour Fouad Ali El Himma, soit cooptée à la Culture ? Ou que Mohamed El Gahs, en rupture de ban avec le parti, soit chargé des RME (Résidents marocains à l’étranger) ? Et puis comment s’accommoder pour le premier secrétaire d’un titre ronflant et devenu passablement ridicule ici de ministre d’État sans portefeuille ? C’est la révolte et une fin de non-recevoir.

Le MP est encore plus furieux. Il convoitait la présidence de la Chambre des représentants pour son secrétaire général, Mohand Laenser, et on la donne au RNI, qui a déjà la présidence de la seconde Chambre. En guise de compensation, on lui offre le ministère de l’Emploi. Mahjoubi Aherdan voulait confier à son fils, Youssef, le ministère de l’Énergie et des Mines, qui revient à une femme, Amina Benkhadra, affublée pour la circonstance du label MP ! Même tour de passe-passe : Aziz Akhennouch s’improvise MP pour hériter de l’Agriculture. Trop c’est trop ! S’adressant à son bureau politique, qu’il ne convoque pas souvent, le nonagénaire indestructible prend des accents algériens pour dénoncer cette hogra (« humiliation ») et tonne : « Si vous êtes des hommes, vous refusez ! » Les hommes refusent. Le MP fait savoir qu’il préfère passer à l’opposition.

On ne le retient pas. Mieux, on s’empresse de partager ses dépouilles. Certains ministres d’envergure tels Benkhadra ou Akhennouch, d’abord présentés sous les couleurs du MP, changent simplement de label et deviennent RNI. L’Emploi, dont Laenser ne veut pas, est donné à l’USFP, qui y affecte Jamal Aghmani. Pour apaiser l’ire des socialistes, l’actrice Touria Jabrane ôte son costume socialiste pour endosser celui de SAP, où elle sera en bonne compagnie. Quant à El Gahs, il s’efface au profit d’un socialiste moins controversé, très proche du leader de l’USFP, Mohamed Ameur. Enfin, et surtout, Mohamed Elyazghi sera bel et bien le deuxième personnage du gouvernement avec rang de ministre d’État sans portefeuille. Exit le MP et welcome l’USFP.

Bien entendu, cette opération menée de main de maître est l’oeuvre des conseillers de M6 et singulièrement d’Abdelaziz Meziane Belfqih. Mais comment sera réglée la question de l’appoint des 17 députés nécessaires pour avoir la majorité requise au Parlement ? On pouvait les recruter aisément au sein de l’un des partis qui ont survécu à l’ère Basri comme l’UC (Union constitutionnelle, 27 députés). On a préféré une solution plus imaginative et qui ne manquera pas d’avoir des répercussions dans l’avenir. C’est probablement Fouad Ali El Himma qui doit la mettre en musique. On sait qu’il a créé la surprise la veille des élections en démissionnant de ses fonctions de ministre délégué à l’Intérieur qui en faisait le « plus proche collaborateur du roi » (PPC) pour solliciter les suffrages de ses concitoyens. Sa liste, qui comportait trois noms, a été élue haut la main. Il n’a aucun mal à réunir les vingt députés exigés pour constituer un groupe parlementaire en puisant dans les partis « illégitimes » de Basri et dans les petites formations engendrées par le scrutin proportionnel. Au dernier pointage, opéré le 16 octobre lors de l’élection du président de la Chambre, le « PPC » compte une trentaine de députés. La transhumance politique étant courante au Parlement marocain, on peut créditer à terme le parti virtuel d’El Himma de quelque 40 députés. Ce qui lui permet de jouer dans la cour des grands, aux côtés de l’Istiqlal, de l’USFP, du RNI, du PJD, etc. CQFD.

Malgré les apparences, la mission d’El Himma n’a rien d’inédit ni d’original. Déjà, en 1977, Ahmed Osman, condisciple, puis beau-frère de Hassan II, s’était acquitté d’une tâche exactement identique. Au lendemain des élections, il avait fédéré les « indépendants » (SAP aujourd’hui) avant de constituer un nouveau parti de gouvernement, le Rassemblement national des indépendants (RNI)

Et Abbas El Fassi dans tout ça ? Il a un bon gouvernement qui n’est pas, sa gestation en témoigne, tout à fait le sien. Il commence son mandat avec un handicap réel : les tractations politiciennes dont les Marocains étaient quotidiennement informés grâce à des journaux de qualité (Al-Ahdath Al-Maghribiya, Al-Massae, As-Sabah) ont déconsidéré ses partenaires et ne l’ont pas épargné. Succédant à Driss Jettou et à Abderrahmane Youssoufi, qui, dans des registres différents, ont su gagner le respect et l’estime des Marocains, sa tâche n’est pas aisée. Enfin, devant sa majorité à Fouad Ali El Himma, il sera en permanence sous surveillance. On peut même dire que l’avenir d’Abbas El Fassi est désormais entre les mains du « plus proche collaborateur du roi ». Mais peut-être cette accumulation de déconvenues fouettera-t-elle la volonté de réussir chez le leader de l’Istiqlal, qui est incontestable. Après tout, c’est dans l’adversité que les hommes de mérite se révèlent.

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