Qui croit encore à la Révolution ?

L’héritage du 1er novembre 1954, date du déclenchement de la guerre de libération, a été confisqué par la « famille révolutionnaire ». Et les jeunes ne se sentent guère concernés.

Publié le 22 octobre 2007 Lecture : 7 minutes.

Au milieu des années 1990, quand l’Algérie ressemblait à l’Irak d’aujourd’hui, il s’est trouvé un groupe d’hommes politiques pour appeler de leurs vux une intervention de la communauté internationale afin de mettre fin à la violence. Le patriotisme de ces personnalités, parmi lesquelles Hocine Aït Ahmed, un pionnier du mouvement national, ne pouvait être mis en doute. Pourtant, leur appel maintes fois réitéré ne parvint pas à convaincre les Algériens, jaloux à l’excès d’une souveraineté chèrement conquise au terme d’une sanglante guerre de libération.
Le 1er novembre 1954, six dirigeants nationalistes appellent le peuple algérien à déclencher la lutte armée contre le colonisateur français (voir encadré page suivante). Plus d’un demi-siècle plus tard, combien d’Algériens seraient capables de citer ne serait-ce que les premiers mots de cet appel ? Très peu, sans doute. L’illettrisme, d’ailleurs en recul sensible, n’étant pas une explication suffisante, faut-il en conclure que les Algériens ont pris leurs distances avec leur propre histoire ? Avant de répondre, revenons à la sanglante décennie 1990.

Dès leurs premiers communiqués, les maquisards islamistes n’hésitent pas à s’autodécerner le statut de moudjahid, jusque-là propriété exclusive des combattants de la guerre de libération. Mais sans jamais réussir à semer la confusion dans les esprits. Quant au qualificatif de « martyr », l’imaginaire collectif l’accole beaucoup plus volontiers aux victimes du terrorisme, tels le poète agnostique Tahar Djaout, le dramaturge Abdelkader Alloula ou le raï lover Chab Hasni, qu’aux salafistes abattus par l’armée. Les théoriciens algériens du djihad qui, en 1989, créèrent le Front islamique du salut (FIS) se réclamaient explicitement de la déclaration du 1er novembre, tandis que, dans le camp d’en face, la même déclaration était affichée sur les murs de toutes les casernes des forces de sécurité ! C’est dire le caractère consensuel de ce texte fondateur. Ou plutôt, c’est souligner qu’en le sacralisant les uns et les autres ont réussi à lui faire dire tout et son contraire.

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Quand on interroge les harragas, ces « brûleurs de frontières » résolus à émigrer à tout prix, fût-ce au péril de leur vie, sur leurs motivations, ils invoquent le plus souvent la hogra (« injustice »), leurs conditions de vie difficiles, leur avenir bouché Mais jamais leur nostalgie de l’époque coloniale. « Les Algériens ne sont pas des Anjouanais », commente un universitaire d’Oran. On sait que les habitants de cette île de l’archipel comorien ont, en 1997, remis en cause leur choix de l’indépendance, vingt-deux ans auparavant, et manifesté leur désir de revenir dans le giron français. Inconcevable en Algérie. Pourquoi, dans ces conditions, le 1er novembre n’est-il plus aujourd’hui qu’un jour férié parmi d’autres ? Pourquoi la flamme révolutionnaire s’est-elle éteinte ?
Le facteur démographique joue sans nul doute un rôle : plus de 80 % des 33 millions d’Algériens sont nés après l’indépendance, en 1962. Mais il est loin de tout expliquer. « Ce n’est pas parce qu’on n’était pas né en 1789 qu’on ne croit pas à la Déclaration des droits de l’homme, grince Sabiha (40 ans), sociologue à Boumerdès. D’ailleurs, les chefs du mouvement national n’étaient pas nés non plus en 1830, quand les troupes coloniales envahirent l’Algérie. L’élément déterminant, c’est l’incapacité des élites à transmettre l’enthousiasme de la guerre de libération. »
Le père de Sabiha, infirmier à la retraite, se montre à peine moins sévère : « Demandez à n’importe quel adolescent ce qui, à ses yeux, symbolise le mieux la guerre de libération. Il y a peu de chances qu’il évoque le travail de l’un de nos historiens, même si ces derniers ont fait ce qu’ils ont pu. Il ânonnera sa leçon d’histoire, c’est-à-dire la version officielle du passé récent de notre pays, avec toutes ses ambiguïtés. »

Eh bien , d’accord, interrogeons un adolescent. Omar a 19 ans et vend des cigarettes à la sauvette du côté de la gare routière de Kharouba, dans la banlieue est de la capitale. Pour lui, « la seule uvre qui symbolise la Révolution, c’est La Bataille d’Alger » [de l’Italien Gillo Pontecorvo]. « Ce film est à la Révolution ce qu’est Le Message, du Syrien Mustapha Akkad, à l’islam, explique Nezha (37 ans), enseignante dans un lycée de Sétif. Le premier est diffusé par la télévision chaque veille de Fête nationale, le second à l’occasion de toute cérémonie religieuse. » Pontecorvo a réussi à donner un visage aux héros de la guerre de libération, quand l’histoire officielle rabâchait à l’infini des slogans creux du type « un seul héros, le peuple ».
Hassan (50 ans), libraire dans une ville où, dit-il, « les habitants ont désappris à lire », s’en prend avant tout aux gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance. « Si les jeunes s’intéressent peu aux circonstances de la libération de leur pays, accuse-t-il, c’est en raison de l’utilisation honteuse qui a été faite du sang des martyrs. »
Durant trop longtemps, la « légitimité historique » – autrement dit, la participation à la Révolution – a été le seul critère de recrutement, d’avancement, d’accès aux responsabilités politiques et/ou économiques, au détriment de la compétence, des diplômes et du savoir-faire. La situation perdurant, les générations ?post-indépendance se sont senties de plus en plus flouées. Voire marginalisées. Pour postuler à une fonction électorale, il était indispensable de posséder une « attestation communale », sorte de certificat de bonne conduite pendant la Révolution.
Pour ne rien arranger, les imposteurs sont légion. De l’aveu même de ses dirigeants, la majorité des membres de l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM), qui regroupe les anciens combattants ou supposés tels, n’ont jamais participé à la moindre escarmouche contre l’armée française. Résultat : « Loin d’être perçu comme l’acte fondateur de la République, l’appel du 1er novembre apparaît aux yeux de la plupart des jeunes comme une sorte de ticket d’entrée pour l’ascenseur social, se lamente le père de Sabiha. D’ailleurs, le budget alloué aux anciens moudjahidine est sensiblement plus important que celui de la culture, de la jeunesse et des sports, et même de la santé. »

Annoncée à plusieurs reprises par le président Abdelaziz Bouteflika, la fin de la légitimité historique n’est pas pour demain. La « famille révolutionnaire », formule désignant les forces politiques et associatives ayant un lien avec la guerre de libération, est toujours aussi influente. À preuve, l’organisation de la société civile la plus fréquemment citée par les journaux télévisés de 20 heures (dont l’audience est beaucoup moins négligeable que ne le disent certains spécialistes) est l’Organisation nationale des enfants de moudjahidine (Onem), dont on ne connaît ni le poids réel dans la société ni le mode de fonctionnement, quand d’autres associations, bien plus utiles à la communauté, ne sont jamais évoquées. C’est que ses dirigeants se sont arrangés pour que leur soutien au président Abdelaziz Bouteflika soit connu de tous et, en particulier, du principal intéressé
« La famille révolutionnaire est, dans son essence, anticonstitutionnelle, puisqu’elle présuppose l’existence de deux catégories d’Algériens, les révolutionnaires et les autres, s’insurge Nabil, cadre supérieur dans une banque publique. Cela aggrave la fracture générationnelle – et c’est très dangereux. Divers partenaires offrent aux salariés de la banque dans laquelle je travaille des bourses d’étude et des stages de perfectionnement à l’étranger. Mais les cadres en début de carrière en profitent rarement, la direction préférant envoyer en Europe ou en Amérique du Nord des gens qui sont à quelques mois de la retraite. »
Pour autant, Nabil ne jette pas la pierre aux anciens, qui « ne font que profiter d’un système qui marche sur la tête ». Et puis, « avec eux, on est sûr qu’ils rentreront au pays à l’issue de leur stage, ne serait-ce que pour faire valoir leurs droits à la retraite, ce qui n’est pas le cas avec les jeunes frais émoulus d’un institut de formation : beaucoup sautent sur l’occasion pour s’exiler ». Bref, à en croire Nabil, les jeunes ne rêvent plus que de quitter le navire Algérie et ne croient plus en la Révolution.

Pour d’autres, le peu d’intérêt que suscite le 1er novembre chez la majorité des Algériens ne tient ni à la question de la légitimité historique ni à l’utilisation frauduleuse qui en a souvent été faite au détriment de la masse des « véritables révolutionnaires ». « L’air du temps n’est plus à la Révolution qu’appelaient de leurs vux les fils de la Toussaint, explique Sabiha, la sociologue de Boumerdès. L’objectif de ces derniers, outre l’indépendance, était d’anéantir tous les vestiges du réformisme. Or la mode est à la réforme, un des mots qui revient le plus souvent dans le discours officiel. »
Cette année, le 1er novembre tombe un jeudi, le premier jour du week-end en Algérie. « Ce ne sera même pas un jour chômé », se lamente Omar, le petit vendeur de cigarettes de Kharouba, qui se rêve en « futur harraga ».

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