Où sont passés les milliards du cacao ?

Le rachat aux États-Unis d’une usine qui a englouti de grosses sommes d’argent sans produire jusqu’ici la moindre tablette de chocolat agite le tout-Abidjan.

Publié le 22 octobre 2007 Lecture : 9 minutes.

Un orchestre joue devant un public attentif sur la place d’un village. Le vent est léger et le soleil doux en cette journée printanière. Sur un balcon, une jeune femme insouciante bercée par la mélodie s’avise de croquer à pleines dents dans une barre chocolatée Crunch. Le tableau idyllique n’y résiste pas, qui sombre dans un ouragan emportant tout sur son passage : le public, la scène, les musiciens et leurs queues-de-pie. C’était, dans les années 1970, une pub télé mémorable à la gloire du « chocolat qui croustille » de Nestlé. Ce pourrait être, aujourd’hui, plus de trente ans après, l’un des plus grands fiascos politico-industriels, doublé d’un scandale financier, que la Côte d’Ivoire ait connus. Une histoire qui, elle aussi, décoiffe. L’« affaire Fulton », du nom de la ville de l’État de New York qui abrite l’usine de fabrication du Crunch, ressemble à un véritable thriller avec, comme acteurs principaux, les représentants des planteurs à la tête de l’une des principales structures de gestion de la filière café-cacao, le Fonds de régulation et de contrôle (FRC), des industriels ainsi que de proches conseillers du chef de l’État ivoirien Laurent Gbagbo. Et, comme guest star la sénatrice démocrate Hillary Clinton, l’ex-première dame américaine. L’affaire embarrasse les autorités des deux côtés de l’Atlantique. Car elle aurait englouti quelque 16 milliards de F CFA (24,4 millions d’euros) – 100 milliards de F CFA, selon la presse ivoirienne.
À l’origine, une banale histoire de délocalisation : le groupe Nestlé décide fin 2002 de fermer son usine de Fulton pour ouvrir un complexe similaire au Brésil. Objectif : faire des économies d’échelle. Jean-Claude Amon, alors conseiller du président Gbagbo au développement industriel, flaire la bonne affaire. Il se rapproche d’un de ses compatriotes ivoiriens implanté de longue date aux États-Unis, Hausmann-Alain Banet, et le charge de réaliser, pour 250 000 dollars, une étude minutieuse du potentiel de l’usine. Cet ancien du cabinet Ernst & Young, Ousmann-Alain Gbané de son nom d’origine, a pris la nationalité de son pays d’accueil et un nom occidental, plus facile à porter au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Il est le représentant du fonds de pension Lion Capital Management Group (LCMG) à New York. Son audit est très favorable à la reprise de cette usine. Mieux : il souhaite associer LCMG au projet, promet de faire jouer toutes ses relations pour obtenir le complexe au meilleur prix et convainc ses associés américains. Avant de se lancer dans une campagne de lobbying.
À Abidjan, Leïla N’Diaye, la fille de l’ancien président de la Banque africaine de développement (BAD), Babacar N’Diaye, représentante spéciale du chef de l’État, et Jean-Claude Amon, sont chargés de monter le dossier de rachat. On pense d’emblée au Fonds de régulation et de contrôle (FRC), piloté par Angeline Kili, proche du Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir). Sur le principe, il n’y a rien à redire. Le président Gbagbo exaucera ainsi le vieux rêve de tout planteur : maîtriser son produit du champ jusqu’à la commercialisation, engrangeant au passage toute la valorisation industrielle. C’est aussi une occasion unique de montrer à la face du monde comment un Petit Poucet, de surcroît en proie à une grave crise politico-militaire à rebondissements, va épargner à la première économie de la planète une délocalisation coûteuse en emplois. Et s’attirer ses faveurs. Mais il faut aller vite pour ne pas rater une affaire sur laquelle lorgnent d’autres concurrents, notamment la société financière Island Capital Venture.
Dès juillet 2003, le gouvernement de Côte d’Ivoire, représenté par Jean-Claude Amon et Leïla N’Diaye, passe avec LCMG une convention initiale devant la juridiction du Delaware, un État où les impôts sont quasi nuls et le secret bancaire respecté. Ce document de quatre pages stipule que les associés prendront les décisions en toute confidentialité (voir ci contre le document 1). Parallèlement, les repreneurs obtiennent le soutien des sénateurs démocrates Hillary Clinton et Charles E. Schumer (voir ci-contre le document 3). Un délai supplémentaire est demandé, avant la mise en vente des équipements et du terrain de l’usine pour permettre à LCMG ainsi qu’à son partenaire de rassembler les fonds nécessaires. En retour, les politiques promettent d’accorder d’importants allégements de charges fiscales au groupe suisse. Finalement, Nestlé cède le terrain et les murs pour une somme symbolique au comté d’Oswego (comté de l’État de New York qui abrite l’usine de Fulton) qui le rétrocède aux repreneurs.
Le gouvernement fédéral et l’État de New York accorderont aussi, sous condition de création d’emplois, subvention, prêt et allégements fiscaux à la nouvelle équipe pour près de 38 millions de dollars. Tout est en place. En octobre 2003, Banet crée New York Chocolate and Confections Company (NYCCC) et émet 1 000 actions. Il se donne le titre de directeur de la société. L’usine et les équipements sont alors transférés à la nouvelle entreprise. Et 80 % des parts de NYCCC sont réservées au FRC.
Mais le partenariat bat très vite de l’aile. Parce que, selon Banet, le fonds ivoirien ne remplit pas son engagement initial : l’apport de 40 millions de dollars pour relancer rapidement les activités. À Abidjan, le nouveau Premier ministre, Seydou Elimane Diarra, et le ministre de l’Agriculture, Amadou Gon Coulibaly, demandent des éclaircissements sur une affaire à laquelle ils n’ont pas été associés. Le dossier est abordé en Conseil des ministres et devant le conseil interministériel des matières premières, le 19 avril 2004. Lequel rend un avis défavorable à l’opération de rachat. Le compte-rendu de la séance fait état de plusieurs questions restées sans réponse : pourquoi Nestlé vend-il ? Quel est l’âge de l’usine et de son matériel ? L’équipe ivoirienne a-t-elle la capacité managériale ? Sous quelle marque seront commercialisés les produits ?
Le Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) à Abidjan estime, lui, à 8 milliards de F CFA les investissements nécessaires. Qui va financer ? Le conseil fait également état de nombreux dysfonctionnements au FRC : la direction agit sans en référer au conseil d’administration dont elle n’exécute pas toutes les décisions. Elle ne transmet pas les éléments financiers et les signatures de convention sont tenues secrètes. Autant de raisons qui amènent Amadou Gon Coulibaly et Seydou Elimane Diarra à demander, entre autres solutions, la suspension pure et simple de l’opération de rachat (voir page précédente le document 4). Mais il est déjà trop tard.
Quelques jours plus tôt, le 1er mars 2004, le conseil d’administration du Fonds, convoqué oralement et tenu de nuit, a validé par 5 voix contre 4 l’acquisition de NYCCC. Le commissaire du gouvernement, représentant du Premier ministre, n’y a pas été convié. Au cours de cette séance nocturne, Louis Okaingny Okaingny est nommé président du conseil d’administration de la société. Planteur de métier, il sert de caution morale auprès du monde paysan. Le FRC confie un mandat provisoire de direction de l’usine à Jean-Claude Amon, titulaire d’un master of business aux États-Unis, l’un des seuls à parler couramment anglais. À ses côtés, un autre de ses compatriotes qui maîtrise parfaitement la langue de Shakespeare : Yalle Agbré, un ancien représentant de la défunte Caistab (la fameuse Caisse de stabilisation des prix du café et du cacao) aux États-Unis, qui s’est vu confier la trésorerie de la nouvelle société.
Un premier versement de 700 000 dollars est effectué pour lancer les opérations. Le 14 m ai 2004, une délégation d’officiels conduite par Pascal Affi Nguessan atterrit à New York pour installer la direction de NYCCC et célébrer l’amitié ivoiro-américaine. Angeline Kili du FRC claironne : « Les planteurs ivoiriens aiment la population d’Oswego. » Jean-Claude Amon et Yalle Agbré sont chargés de relancer les activités.
Deux ans plus tard, l’entreprise n’a pas réellement redémarré faute d’investissements suffisants et, surtout, de politique managériale. Rien n’a vraiment été préparé, l’affaire est vite devenue ingérable, les associés ne sont d’accord sur rien, surtout d’un point de vue financier. Banet souhaite notamment que le FRC rembourse à LCMG l’achat des équipements de l’usine, paye les factures d’électricité et investisse massivement. Soupçonnant des détournements de fonds, il engage des détectives privés pour retracer les transferts financiers. Car le Fonds continue bien à décaisser des sommes importantes mais ne provisionne pas le compte de la NYCCC, à la Key Bank. L’argent alimente en fait deux comptes ouverts à la Wachovia Bank au nom de IC Trading, société de négoce de Yalle Agbré (voir page précédente le document 2). Qui reconnaît avoir reçu les virements, arguant du fait que la société ne disposait pas, à l’époque, de compte en banque. Mais rejette catégoriquement les allégations de Banet, qui, à l’entendre, se démène pour masquer ses propres agissements.
Une bataille d’avocats s’engage. Le FRC prend les devants en saisissant la cour arbitrale du Deleware afin de valider l’opération de rachat de Fulton, contestée par Banet. Les conseils des deux parties passent trois jours à argumenter. Le 22 janvier 2007, le juge américain William B. Chandler se trouve dans l’incapacité de trancher. Les explications n’ont pas permis de voir clair dans cette affaire. Il manque surtout des traces écrites, beaucoup d’accords ayant été passés oralement. Le magistrat se contente d’entériner le statu quo : le FRC conserve 80 % des parts de NYCCC contre 20 % à LCMG.
Banet n’en reste pas là. Il écrit au président Gbagbo le 1er mai 2007 en lui demandant d’intervenir avant que « la presse ne s’empare du scandale » et va même jusqu’à s’offrir les services d’un « lobbyiste » qui se rend en Côte d’Ivoire. Il informe parallèlement la secrétaire d’État, Condoleezza Rice, ainsi que l’ancien ambassadeur des États-Unis à Abidjan, Aubrey Hooks, et envoie une autre lettre à Robert Zoellick, président de la Banque mondiale. Décrivant ce qu’il appelle les subterfuges, auxquels le FRC aurait eu recours, Banet parle de détournements de fonds destinés à NYCCC (au bas mot 35 millions de dollars selon LCMG) et demande à la banque de traiter ce dossier dans le cadre de l’initiative pour le retour des fonds volés (Stolen Asset Recovery- STAR).
En amenant l’affaire sur le terrain médiatique, Banet espère encore un règlement à l’amiable. Sa seule requête : se débarrasser de ses 20 % d’actions contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Cela lui permettrait de faire taire le mécontentement des retraités américains qui ont placé leur argent dans le fonds de pension LCMG et de mettre fin à la bataille judiciaire. Il n’est pas entendu par les dirigeants du FRC, actionnaires majoritaires, qui l’attaquent une nouvelle fois devant la cour supérieure du comté de San Francisco, juridiction abritant aujourd’hui LCMG, pour avoir encaissé des remboursements d’impôts indûment. La justice l’a condamné le 13 septembre dernier à payer 606 000 dollars à NYCCC.
L’affaire, qui ne concerne directement ni Abidjan ni Washington, n’en embarrasse pas moins les États-Unis. Le nouvel ambassadeur américain en Côte d’Ivoire, Wanda L. Nesbitt, ne souhaite pas s’exprimer sur un dossier brûlant susceptible de compromettre les intérêts de Cargill, la multinationale américaine qui achète une bonne partie du cacao ivoirien. La Banque mondiale, d’ordinaire plus encline à mener la lutte contre la corruption, botte, elle aussi, en touche sous prétexte qu’il s’agit d’un litige entre opérateurs privés. Alors que, même si ses statuts ne sont pas clairement définis (lire encadré page précédente), le FRC gère de l’argent public, en l’occurrence les redevances perçues sur le commerce des fèves. Selon nos informations, le département américain du Trésor tente tout de même de retracer les virements effectués sur le compte de tierces personnes aux États-Unis.
Un dossier qui pourrait ressortir le moment opportun. Mais pas aujourd’hui Le 4 mars 2007, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro ont signé l’accord de Ouagadougou pour relancer le processus de sortie de crise avec, à la clé, l’organisation de la présidentielle – au plus tôt au premier semestre 2008. Et au sein de la communauté internationale, on veille à ne pas anéantir un espoir réel de retour à une situation institutionnelle normale. Nouveau Premier ministre aux termes de cet accord, le chef de file des Forces nouvelles (ex-rébellion) a néanmoins demandé en Conseil des ministres que toute la lumière soit apportée sur ce dossier. Tandis que le président Gbagbo a demandé au procureur de la République d’Abidjan de se saisir du dossier des malversations présumées dans la filière café-cacao (quelque 400 milliards de F CFA de 2001 à 2006 selon un récent rapport de la Banque mondiale), non sans préciser qu’il ne veut pas « laisser la pagaille s’y installer ». L’Assemblée nationale va également se pencher sur la question lors de sa session de novembre. Autant dire que l’affaire Fulton, à la veille du congrès du Rassemblement des républicains (RDR, opposition) à la mi-décembre, et d’une campagne électorale qui se profile à l’horizon, pourrait alors prendre une véritable tournure politique.

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