[Édito] Chakchouka tunisienne
À quelques mois des élections législatives et présidentielle, l’inquiétude est palpable et l’échiquier politique illisible. Décryptage.
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Marwane Ben Yahmed
Directeur de publication de Jeune Afrique.
Publié le 30 juin 2019 Lecture : 4 minutes.
Après Nabil Karoui il y a quinze jours, nous publions cette semaine une interview d’un autre acteur politique tunisien de premier plan : Rached Ghannouchi, patron des islamistes d’Ennahdha. Deux personnalités et deux styles on ne peut plus différents mais fort intéressants – à supposer que l’un et l’autre nous aient dit ce qu’ils pensent vraiment – car révélateurs des lignes de fracture qui traversent la Tunisie. Fracture, par exemple, entre ceux qui aspirent au pouvoir et ceux qui le détiennent. Ou fracture entre générations.
À l’heure où nous mettions sous presse, l’inquiétude était à son comble. Le 27 juin, un double attentat a frappé la capitale, tandis que le président, Béji Caïd Essebsi, 92 ans, était hospitalisé après un « grave malaise ». Traumatisante séquence où se donnent à voir deux des principaux fléaux qui rongent le pays : le terrorisme, dont il est à la fois une cible et une matrice privilégiées, et l’incertitude politique, sa grande spécialité. Il reste moins de cinq mois, si le calendrier est respecté, avant les élections législatives et présidentielle. Il est donc grand temps de se poser les bonnes questions et d’établir le diagnostic le plus précis possible. Pas facile dans ce maelström permanent qu’est devenue la Tunisie depuis 2011 !
Quelques enseignements se dégagent cependant. Le plus important est, hélas, que la classe politique, dans sa quasi-totalité, est loin d’être à la hauteur des attentes placées en elle au lendemain de la révolution.
Passons rapidement sur les résultats économiques et sociaux, car tout le monde en est d’accord : ils sont mauvais, en tout cas loin de ce qu’ils pourraient être, les réformes indispensables n’ayant pas été entreprises.
Café du commerce permanent
Il y a un évident problème de compétences, d’idées, de vision, de stratégie et de courage politique. Impréparation et improvisation à tous les étages ! Longtemps vantée pour la qualité des cerveaux sortis de ses écoles et de ses universités, la Tunisie paraît désormais incapable de produire les hommes et les femmes aptes à la gouverner avec succès, ou simplement à se faire élire quand, par exception, ils disposent des qualités requises.
Plus grave, ministres, députés et partis de toutes obédiences semblent avoir pour unique objectif la conquête du pouvoir – avec les postes, places et privilèges y afférents. Les « transhumants » sont légion. On quitte sans état d’âme telle formation jadis bien en cour pour telle autre qui semble avoir le vent en poupe. On préfère les plateaux de télévision plutôt que le travail de terrain. Et l’invective à la réflexion. À l’approche d’élections déterminantes, personne n’avance le moindre programme ni la moindre proposition. Personne ne parle d’enjeux stratégiques, de marche à suivre ou de défis à relever. En guise de débat de fond, on a droit à une sorte de café du commerce permanent.
Signal d’alarme
Résultat : une défiance sans précédent des électeurs à l’égard de la classe politique traditionnelle, dans son ensemble. Les municipales de 2018, où un tiers des suffrages se sont portés sur des candidats indépendants, avaient constitué un signal d’alarme… qui n’a manifestement pas été entendu.
Les nouvelles stars, en tout cas celles des sondages, viennent d’ailleurs : des médias (Nabil Karoui) ou de l’université (Kaïs Saïed), quand ils ne sont pas tout bonnement des nostalgiques de l’ancien régime (Abir Moussi) ! Pour parfaire cette chakchouka très épicée, précisons que figurent sur les listes électorales 1,5 million de nouveaux inscrits dont personne ne sait d’où ils viennent (en matière de géographie ou de profil socioprofessionnel) ni comment ils ont l’intention de voter. Apparemment, on s’achemine vers la fin du bipartisme Ennahdha-Nidaa Tounes, une demi-douzaine de formations oscillant entre 10 % et 20 % des intentions de vote aux législatives.
Une Tunisie ingouvernable, où la résolution des vrais problèmes est continuellement remise à plus tard
Voilà qui augure d’âpres tractations pour la répartition des postes et de futurs blocages institutionnels ! Bref, d’une Tunisie ingouvernable, où la résolution des vrais problèmes est continuellement remise à plus tard. Youssef Chahed, Premier ministre depuis bientôt trois ans et désormais à la tête d’un parti créé sur mesure pour lui (Tahya Tounes), l’a bien compris, qui se présente en alternative à ce salmigondis. Encore faut-il que les Tunisiens décident de le porter au pouvoir et de lui laisser les coudées franches, ce qui, on l’aura compris, n’est pas gagné d’avance.
La transition tunisienne apparaît donc comme un triste mélange de cacophonie, de médiocrité et de comportements individuels ou collectifs décevants. Hélas, elle semble partie pour durer. Il serait illusoire de croire que les prochaines élections, sauf miraculeux coup de théâtre, puissent enclencher une salvatrice dynamique qui propulserait la Tunisie vers des cieux plus cléments ! Elles ne seront, au mieux, qu’une étape dans le processus de décantation démocratique, un (trop) petit pas sur le chemin d’un hypothétique succès.
Patience
Mais peut-être ce tableau est-il un peu noir. Reconnaissons que la Tunisie s’en sort quand même mieux que la plupart des pays africains qui ont fait le choix de renverser la table : de la Libye au Zimbabwe et de l’Égypte à la Gambie, en passant par le Burkina et, plus récemment, l’Algérie et le Soudan.
Et efforçons-nous de rester lucides : dès le début de la révolution, nous avions écrit dans ces colonnes qu’il faudrait faire preuve d’une infinie patience et ne point céder à l’euphorie des premiers temps, tant les chantiers étaient nombreux et le chemin emprunté, raide et tortueux. Nous étions convaincus que, pour changer de fond en comble le système, il faudrait des années, peut-être des lustres. C’est évidemment toujours vrai, même si nous aimerions que les choses aillent plus vite. Le génie n’est qu’une plus grande aptitude à la patience, disait Buffon, le naturaliste et écrivain français (1707-1788).
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