Un brasseur sous pression

Pour faire face à la concurrence, le nouveau patron du numéro quatre mondial de la bière veut stimuler la responsabilité individuelle. Sans rompre avec une culture d’entreprise familiale.

Publié le 24 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

C’est une tradition chez Heineken, quatrième brasseur du monde par le volume produit, de donner aux chevaux de trait de la maison le prénom du nouveau patron de la société. En regardant le quadrupède éponyme de Jean-François Van Boxmeer sillonner les rues pour promouvoir la marque, les critiques pourraient se dire que l’allure du puissant animal n’est pas si différente de celle de la compagnie qu’il représente. L’action Heineken se traîne en effet derrière celles de ses rivaux, InBev, SAB Miller et Anheuser-Busch, qui ont distancé le brasseur néerlandais dans un secteur qui se restructure rapidement. À qui la faute ? Aux pesanteurs historiques, répondent certains observateurs.
Depuis plus d’un demi-siècle, un peu plus de la moitié des actions du groupe sont détenues par une société holding que la famille Heineken contrôle grâce à une courte majorité. Cet arrangement empêche le brasseur d’augmenter son capital et, selon les analystes, limite ses marges disponibles pour effectuer des acquisitions. Tout changement au sommet déclenche les spéculations sur une imminente désarticulation du contrôle familial. Comme ce fut le cas en janvier 2002, à la mort de Freddy Heineken. Mais Charlene de Carvalho, fille unique du légendaire magnat de la bière, n’a rien changé lorsqu’elle a repris le flambeau, sinon pour épaissir un peu plus l’écran de protection des intérêts familiaux.
Le sentiment que quelque chose allait se passer n’a jamais été aussi net qu’à la désignation de Van Boxmeer comme directeur général. Son prédécesseur, Thony Ruys, avait démissionné dix-huit mois avant l’expiration de son contrat. Pendant les trois années où Ruys s’est trouvé aux commandes, la croissance des profits a stagné ; Heineken en impute la responsabilité à la baisse du dollar qui a amputé les bénéfices de 300 millions d’euros. À l’arrivée de Van Boxmeer, qui se disait prêt à faire sauter le verrou de la culture d’entreprise pour accélérer la prise de décision, tout le monde s’attendait à une épreuve de force. Le moment était-il enfin venu de desserrer les boulons du carcan familial ? « Certainement pas », nous a répondu Van Boxmeer, un affable Belge de 44 ans, dans son bureau d’Amsterdam. Sa réponse reflète indiscutablement une adhésion encore plus grande que chez ses prédécesseurs à la culture de l’entreprise. Premier directeur général d’Heineken à ne pas être néerlandais, il a passé toute sa carrière – plus de vingt ans – dans la société. Ses boutons de manchettes sont des reproductions miniatures en argent d’une capsule et d’un ouvre-bouteilles de Heineken. Il n’est manifestement pas un révolutionnaire. « Depuis 1952, dit-il de la structure du capital, l’histoire a prouvé que c’est le bon schéma. Toutes ces rumeurs sur les prétendues entraves que nous imposerait la famille sont dénuées de fondement. Sans son énergie et ses conseils, la société n’aurait pu devenir un leader mondial. On ne change pas de stratégie à long terme pour quelques années de moindre performance. » Même si on n’en est pas encore à la révision radicale que réclame VEB, l’association des actionnaires des Pays-Bas, Heineken commence pourtant à répudier sa « manière de faire ». « On exige de nous de meilleurs résultats, des réalisations plus concrètes, explique Van Boxmeer. J’ai changé la façon dont Heineken est géré. On est passé des structures de décision impliquant transversalement l’ensemble de la société à davantage de responsabilité personnelle, bref d’une approche de type Europe du Nord à une approche plus anglo-saxonne, car c’est en général le mode de gestion des sociétés auxquelles nous nous mesurons. »
La substitution d’un comité exécutif de treize membres à un conseil de gestion de trente-six personnes est une des mesures prises pour élaguer la pesante culture du consensus qui a cloué Heineken au sol au moment où l’industrie connaissait une rapide restructuration. L’évolution vers « un modèle qui stimule la responsabilité individuelle » introduit une novation fondamentale. « Les gens sentent la différence quand on leur laisse une autonomie tout en cultivant leur sens des responsabilités. Acceptez qu’ils fassent des erreurs, mais encouragez-les à dire je me suis trompé. C’est comme ça qu’on apprend, et il n’y a aucune raison de le cacher. »
Van Boxmeer a retenu cette leçon d’une décennie passée dans des points chauds, au Congo et au Rwanda. « C’est une bonne école de management. Vous opérez dans des environnements très instables et accédez à un jeune âge à de lourdes responsabilités. Si vous ne savez pas convaincre, ça ne marchera pas. Mais si vos collaborateurs vous suivent, l’énergie dégagée est fantastique. C’est pareil en Pologne, en Italie ou aux Pays-Bas. »
Les changements qui en ont résulté ont dopé les « niveaux d’énergie » dans la brasserie et encouragé la prise de risque. C’est ainsi qu’en mars la société a lancé aux États-Unis sa bière légère Heineken Premium Light. « Nous savions que nous n’étions pas complètement prêts deux mois avant le lancement, mais plutôt que de le repousser, nous avons travaillé sous pression pour faire en sorte d’être prêts. C’est un exemple des petites choses qui ont changé dans la compagnie. »
Autre exemple, le programme de réduction des coûts, qui, à la différence des restructurations précédentes, a fixé un objectif ambitieux : une économie annuelle de 200 millions d’euros pour 2008. Heineken a toujours eu une tradition de discipline et de contrôle des coûts, et il produit aujourd’hui sa bière à un coût inférieur en euros constants à celui d’il y a dix ans. Il a fermé des brasseries, centralisé les achats et rationalisé l’investissement. Mais il y avait toujours ce doute lancinant « peut-être que cela ne suffit pas ».
« Autrefois Heineken n’annonçait que les économies dont il était sûr. Aujourd’hui, nous annonçons – en partie sous la pression du marché, concède Van Boxmeer – ce que nous allons vraisemblablement réaliser. » S’engager sur des économies sans savoir précisément où les trouver représentait une « sérieuse novation ». « C’est le genre de tension dont une organisation a besoin. C’est elle qui pousse les gens à faire encore un effort, fût-il douloureux. » Puis, comme s’il réalisait qu’il s’égarait en paraissant s’attribuer un mérite, Van Boxmeer repart sur le mode de l’humilité. Tout a été « approuvé, applaudi et encouragé par la famille Heineken, dit-il. Nous nous situons dans une perspective de logique historique. Chaque fois qu’un nouveau dirigeant est nommé, il apporte une nouvelle vision. Mais elle n’est pas radicalement différente des précédentes, car chacun se définit par le contexte de l’entreprise, par les marques qui sont les siennes ».
Dix bouteilles vertes – et un bon nombre de bouteilles brunes – sont alignées sur le rebord de la fenêtre de son bureau, un asile temporaire pendant que le siège de Heineken, en bas de la rue, est modernisé. Il est révélateur que la seule partie du bâtiment à ne pas être affectée sera l’ancienne demeure de la famille Heineken, qui est un monument classé.
Deutsche Bank a prédit que le brasseur allait renouer avec des bénéfices substantiels, suggérant par là que les économies d’exploitation se traduiraient par une croissance du profit, ajoutant que le lancement de Heineken Premium Light et l’investissement russe apporteraient leur propre stimulation. Tout cela fait du brasseur une cible plus attirante pour une acquisition. « Nous n’avons jamais été confrontés à cette perspective », tempère Van Boxmeer. Qui ajoute, à l’intention de ceux qui pourraient avoir de telles idées : « Chacun sait que nous sommes contrôlés par une famille qui prend les choses très à cur. »

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