Les rois du négoce étendent leur toile

Attaqués en Afrique, les grands traders mondiaux élargissent leur palette d’activités et se font producteurs, distributeurs, voire même banquiers. Enquête sur un bouleversement stratégique inéluctable mais risqué.

Ivan Glasenberg (photo) est le directeur général de Glencore. © Kin Cheung/AP/Sipa

Ivan Glasenberg (photo) est le directeur général de Glencore. © Kin Cheung/AP/Sipa

Patrick Smith est le rédacteur en chef de The Africa Report, un magazine mensuel qui se concentre sur la politique et l’économie en Afrique. © DR ProfilAuteur_ChristopheLeBec

Publié le 8 août 2014 Lecture : 6 minutes.

Ivan Glasenberg sait où il va. Après avoir avalé le groupe minier Xstrata en 2013, le puissant patron du géant du négoce Glencore continue à remonter les filières pétrolière et minière. En avril, il s’est offert Caracal Energy, une junior pétrolière active essentiellement au Tchad, pour 1,35 milliard de dollars (975 millions d’euros environ). Le chef d’entreprise sud-africain entend que Glencore extraie, récolte, transforme, vende et distribue.

Une vision que partagent certains de ses grands concurrents dans le domaine du négoce, toutes matières premières confondues, même si leur diversification est plus modeste. Acteur incontournable du commerce des denrées agricoles, le singapourien Olam étend ainsi sa toile dans le secteur. « Notre stratégie consiste à couvrir l’ensemble de la chaîne de création de valeur, de l’agriculteur à l’assiette », explique Venkatramani Srivathsan, directeur Afrique et Moyen-Orient d’Olam.

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Les grandes maisons du trading n’ont jamais eu froid aux yeux. Peu importent les régimes en place et leurs fragilités, elles vont là où se trouvent le pétrole, les minerais et les matières premières agricoles.

Autre grand nom du trading, Trafigura a créé en 2012 une division mines qui détient des projets en RD Congo et en Angola. Il a également acquis le réseau de distribution d’essence de BP en Afrique australe et en Afrique de l’Est. Quant à Ian Taylor, le patron de Vitol, il est sur la même longueur d’onde. Fini le temps où les grands négociants se contenaient d’acheter les matières premières. Ils prennent maintenant des risques opérationnels, quitte à devenir eux-mêmes producteurs et distributeurs. Et parfois même banquiers, comme l’illustre le récent prêt de 1,3 milliard de dollars accordé par Glencore au Tchad.

Maîtrise

Les grandes maisons du trading n’ont jamais eu froid aux yeux. Peu importent les régimes en place et leurs fragilités, ils vont là se trouvent le pétrole, les minerais et les matières premières agricoles. Mais cette volonté de maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur laisse les spécialistes du secteur songeurs. « Les traders qui veulent aussi être des producteurs pétroliers et miniers feraient bien d’y réfléchir à deux fois ! s’exclame Gary Busch, directeur général d’International Bulk Trade, spécialisé dans la logistique en Afrique et en Asie. Pourquoi devenir producteur de pétrole au Tchad, prendre autant de risques politiques et financiers quand il est possible de négocier des accords d’achat à long terme à des prix compétitifs avec des compagnies extractives dont c’est le métier ? »

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Des traders suisses encore incontournables DP4px; border: 0px solid #000000;" />

En réalité, si les grands négociants comme Glencore, Vitol, Trafigura, Gunvore – tous basés en Suisse – changent leur stratégie, c’est parce qu’ils n’ont guère le choix : leurs liens avec les producteurs africains s’effilochent. Ils risquent de plus en plus de se voir évincer et de perdre leur approvisionnement.

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Les équilibres géographiques des échanges de matières premières ont été bouleversés ces dernières années. Les places financières de New York et de Londres ne jouent plus un rôle prépondérant dans la détermination des prix, tant pour l’offre que pour la demande. Bombay et Shanghai achètent des quantités de pétrole, de minerais et de céréales plus importantes.

L’Inde et la Chine ont aussi établi leurs propres consortiums de négoce, privés et publics, et sont en compétition avec les mastodontes occidentaux comme Glencore.

« Jadis, les marchés étaient contrôlés par les groupes européens et américains. Mais de nombreux acteurs sont apparus, et il est devenu difficile d’avoir la main sur le prix d’un produit comme le cacao, qui provient à 70 % du continent africain », observe Jean-Louis Billon, le ministre ivoirien du Commerce, dont la famille est l’actionnaire de référence du producteur d’huile de palme et de caoutchouc Sifca.

Vitol tous azimuts

Aux manettes du trader néerlandais Vitol depuis 1995 (près de 223 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2013), IanTaylor a multiplié les opérations sur le continent.

Comme Glencore, il a racheté des producteurs de matières premières, dont le groupe minier sud-africain CIC Energy (présent dans le charbon) et plusieurs gisements gaziers au Ghana.

Sous sa houlette, Vitol a aussi investi dans la recherche pétrolière au Cameroun et dans la logistique au Mozambique, en prenant une part dans le terminal charbonnier de Carvão da Matola. Et surtout,Taylor a lancé son groupe dans la distribution de carburant – à l’autre extrémité de la chaîne des matières premières – à travers une coentreprise avec Shell, dont il a repris le réseau africain de seize stations-service en 2011.

Bouleversements technologiques

Les évolutions technologiques bousculent également les méthodes des grands négociants occidentaux. Dans le pétrole et les mines, les systèmes internationaux d’échanges électroniques ont élargi l’accès à l’information.

Dans les filières agricoles, la mise en place de Bourses régionales africaines des matières premières, à Addis-Abeba, Lagos, Mombasa et Kigali notamment, change aussi la donne. Les agriculteurs ont désormais accès aux marchés national et international, ils bénéficient d’un prix juste pour leur production, et d’une traçabilité de la vente.

« Ainsi équipés, les producteurs pourront négocier avec le même niveau d’information que les acheteurs », estime Eleni Gabre-Madhin, la directrice générale d’Eleni LLC, qui, après avoir créé la Place d’Addis-Abeba, se prépare à réitérer l’expérience ailleurs sur le continent, notamment en Afrique francophone.

Selon Jean-Louis Billon, les grands du négoce ne peuvent plus abuser de leur poids pour fausser le jeu de la détermination des prix : « Il y a vingt ans, ils le pouvaient peut-être, mais aujourd’hui c’est impossible. Les systèmes d’information sont tels qu’il est difficile de s’affranchir des règles du marché. »

Nouvelles ambitions des pays africains

Outre la mondialisation de la demande et la démocratisation de l’accès à l’information, les traders doivent aussi compter avec les nouvelles ambitions des gouvernements africains. Les grands producteurs pétroliers comme l’Angola et le Nigeria veulent que des sociétés locales participent à la commercialisation de leur production d’or noir sur les marchés internationaux en lieu et place des négociants occidentaux.

« Ces deux pays ont choisi des voies différentes. Le premier a opté pour une commercialisation à travers un seul canal, la compagnie publique Sonangol, ce qui a le mérite d’être économiquement efficace, même si la question majeure de la transparence sur les revenus dégagés subsiste. Dans le second en revanche interviennent une multitude de petites sociétés privées de trading, souvent connectées à des hommes ou à des partis politiques », indique Marc Guéniat, de La Déclaration de Berne, ONG suisse consacrée à la transparence économique. Parmi les traders nigérians les plus en vue à Lagos, on compte Taleveras, fondé par Igho Sanomi, Sahara Group, de Tonye Cole, ou Ontario Oil & Gas, de Walter Wagbatsoma.

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Diamant botswanais

L’émergence d’industries de transformation locales soutenues par les gouvernements remet également en question la domination des traders. Au Tchad et au Niger, les autorités se sont associées avec des groupes chinois pour construire des raffineries d’or noir destinées à approvisionner le marché local. Une manière pour ces pays producteurs de brut de limiter leur dépendance aux vendeurs internationaux de pétrole raffiné.

Pour les produits agricoles consommés sur place, des circuits de production et de commercialisation locales évincent les négociants internationaux. Aliko Dangote investit ainsi massivement dans le sucre et le riz chez lui au Nigeria, alors que le pays dépense chaque année 10 milliards de dollars en denrées alimentaires importées.

Face à ces changements, ce sont parfois les négociants eux-mêmes qui implantent des industries de transformation, notamment dans le secteur agricole, pour garder la main sur la production et conserver de bonnes relations avec les États. Ainsi Olam et Louis Dreyfus Commodities ont lancé en Côte d’Ivoire des projets agro-industriels dans le riz et la noix de cajou. Dans le diamant, pour ne pas perdre une source d’approvisionnement essentielle au Botswana, la compagnie De Beers a accepté en 2013 de délocaliser à Gaborone l’ensemble de la taille et de la commercialisation des pierres de Denswana, sa coentreprise avec le gouvernement. Plus aucun diamant botswanais ne transite par Londres ou Anvers, centres du négoce de diamant.

Peu à peu, l’étau se resserre autour des négociants. Sur les questions des paiements aux États, de la fiscalité, de l’éthique, de la corruption, entre autres, la société civile exige toujours davantage de transparence de la part de ces entreprises, souvent situées dans des contrées peu regardantes (dont la Suisse).

En investissant dans la production et aussi parfois dans la distribution, les traders s’institutionnalisent. Une façon sans doute efficace de conserver leur rang dans ce qui restera encore longtemps le coeur de l’activité de ces géants, le négoce.

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