Les dangers du divorce

Au moment où le fossé se creuse entre l’Occident et le monde arabo-musulman, l’Union tourne le dos au seul pays capable de les rapprocher

Publié le 24 octobre 2006 Lecture : 4 minutes.

L’Union européenne (UE) court le risque de commettre une erreur d’une immense importance stratégique : au lieu d’accueillir la Turquie dans ses rangs, elle la repousse. Au moment où, en Occident, l’heure est plutôt à la rupture avec le monde arabo-musulman – un sentiment largement fondé sur l’ignorance, les préjugés et une incompréhension mutuelle -, l’Europe tourne le dos au seul pays capable de faire le pont entre l’Orient et l’Occident. Au moment même où le Moyen-Orient connaît des crises et des guerres d’une gravité sans précédent, qui menacent de gagner les pays voisins et l’Europe elle-même, cette dernière n’a pas compris que la Turquie pouvait fournir la clé de la sécurité dans la région.
Héritière de l’Empire ottoman et membre fondateur de l’Otan, la Turquie est une puissance régionale majeure : dynamique et pourtant traditionnelle ; laïque et pourtant musulmane ; démocratique et pourtant forte militairement. Ses liens avec l’Europe sont vieux de plusieurs siècles. Comme son ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül aime à le rappeler, la Turquie a envoyé son premier ambassadeur en France en 1495, alors que la France a choisi Istanbul pour y implanter la première de ses ambassades, au XVIe siècle.
Aujourd’hui, la Turquie pourrait jouer un rôle clé dans la stabilisation de l’Irak et dans la médiation entre Israéliens et Palestiniens, car elle est en bons termes avec les deux parties. Elle a aussi prouvé son engagement en faveur de la sécurité régionale en envoyant un millier de soldats participer au maintien de la paix au Sud-Liban. Le 9 novembre, la Commission européenne doit publier un rapport sur sa dernière année de négociations avec la Turquie, et sur les progrès réalisés par Ankara dans la mise en uvre des réformes demandées par l’Europe. Il y a fort à craindre que ce rapport crucial, qui va donner le ton des relations futures entre l’UE et la Turquie, soit négatif.
Au lieu de reconnaître les efforts considérables accomplis par la Turquie pour se rapprocher du modèle européen et adopter les valeurs européennes, au lieu de se réjouir de l’importante contribution que la Turquie pourra apporter à la sécurité et à la stabilité de l’Europe, il y a de fortes chances pour que le rapport insiste sur les points de désaccords permanents, demande de nouvelles concessions à Ankara, et rejette sur la Turquie la responsabilité de l’impasse actuelle. La situation est tellement mauvaise que de nombreux observateurs pensent que les relations entre la Turquie et l’Europe vont vers la rupture. Si ces craintes se confirment, si le rapport de la Commission est effectivement dur avec la Turquie, la diplomatie européenne aura essuyé un grand revers.
L’attitude réticente de l’UE à l’égard de l’adhésion turque a déjà suscité une réaction antieuropéenne en Turquie, alors que dans le même temps, en Europe, des formations de droite, réactionnaires, appellent à une suspension des négociations avec la Turquie, particulièrement en Autriche, en Allemagne et en France. Un des points majeurs du désaccord concerne Chypre, partagée entre Grecs et Turcs. La partie grecque de l’île – la république de Chypre – est membre de l’UE, alors que la partie turque, au Nord, n’a pas été reconnue comme une république indépendante et est victime d’un boycottage commercial. L’UE demande à la Turquie d’ouvrir ses ports et ses aéroports à la république de Chypre, ce qu’Ankara est obligé de faire en vertu de ses accords avec l’UE. Mais la Turquie refuse d’obtempérer tant que l’UE ne met pas un terme au boycottage commercial de la partie turque de l’île – ce que l’UE a promis mais n’a toujours pas fait. La meilleure solution, par conséquent, semblerait être celle de la réciprocité. Une justice impartiale et naturelle suggérerait que les Turcs n’ont pas tort. De plus, les Chypriotes turcs ont voté en faveur du plan de réunification de l’île proposé par le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, alors que les Chypriotes grecs ont voté contre. Cela, une fois encore, semblerait donner aux Turcs un avantage moral. Il ne devrait pas être au-dessus des moyens de la diplomatie européenne de trouver une solution à ce débat passionné mais relativement futile.
La Turquie affronte un autre obstacle difficile : sa responsabilité historique dans le massacre de plus d’un million d’Arméniens en 1915 pendant la Première Guerre mondiale, alors que l’Empire ottoman, qui vivait là ses dernières années, se battait contre les puissances occidentales et la Russie tsariste. Les Turcs craignirent que les Arméniens ne fussent une cinquième colonne, alliée à la Russie. Cela peut en partie expliquer, même si cela ne peut les justifier, les atrocités dont les Arméniens ont souffert. Nombre d’entre eux ont été massacrés et des centaines de milliers d’autres ont péri quand ils ont été expulsés impitoyablement d’Anatolie, les survivants de cette marche mortelle trouvant finalement refuge en Syrie et au Liban. L’UE voudrait que la Turquie reconnaisse ce génocide, même si elle n’en a pas fait une condition sine qua non de son adhésion. Cependant, au cours de sa visite officielle fin septembre en Arménie, le président français Jacques Chirac a déclaré : « La France reconnaît le génocide arménien. » Et quand on lui a demandé si la Turquie devait en faire autant et considérer cette reconnaissance comme une condition de son adhésion, il a répondu : « En toute honnêteté, je le crois. Tout pays est grandi lorsqu’il reconnaît ses drames et ses erreurs. »
La Turquie a proposé de créer un comité composé d’historiens turcs et arméniens, qui pourrait accueillir des historiens d’autres pays, pour examiner les événements tragiques de 1915. Elle s’est elle-même engagée à accepter les conclusions de ce comité et à en tirer les conséquences. Mais cela suffira-t-il à persuader une Europe profondément divisée d’accepter la Turquie comme un membre à part entière ? Le doute reste malheureusement de rigueur.

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