Histoire secrète d’une capitulation

Pourquoi et comment Mouammar Kadhafi a-t-il accepté de démanteler son programme nucléaire, en décembre 2003 ? Un journaliste américain le révèle.

Publié le 24 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

Empêtrés dans leur conflit avec la Corée du Nord et l’Iran à propos du nucléaire, les États-Unis seraient sans doute bien inspirés de se souvenir d’un précédent célèbre : la manière dont eux-mêmes sont parvenus à convaincre Mouammar Kadhafi, en décembre 2003, de renoncer à son programme nucléaire.

Comme le hasard fait parfois bien les choses, un livre du journaliste américain Ron Suskind paru ce mois-ci chez Simon & Schuster, à New York (The One Percent Doctrine), ainsi qu’un article du même auteur publié par le Washington Monthly et diverses révélations américaines et libyennes, contribueront sans doute à leur rafraîchir la mémoire : ils révèlent très opportunément les dessous de la « capitulation » du « Guide » de la Jamahiriya.
Nous sommes en 1998. George Tenet, le directeur de la CIA, et John McLaughlin, l’un de ses adjoints, se rendent à Djeddah pour rencontrer le prince Bandar, ambassadeur d’Arabie saoudite à Washington et ami de la famille Bush. « Kadhafi est las de son isolement international, il aimerait dialoguer », leur confie celui-ci. Le message est reçu cinq sur cinq. Quelques mois plus tard, Moussa Koussa, le chef de la sécurité extérieure libyenne, rencontre secrètement, à Genève, Ben Bronk, le chef de l’antiterrorisme à la CIA. Les deux hommes entreprennent de trouver une solution à l’affaire de Lockerbie (l’attentat contre un Boeing de la PanAm, en 1988). À l’issue d’âpres négociations, et bien que la loi libyenne l’interdise, les deux suspects libyens sont livrés pour être jugés par un tribunal écossais siégeant exceptionnellement aux Pays-Bas. Les familles des victimes de l’attentat étant excédées, pugnaces et fort bien organisées, l’administration américaine a préféré régler cette affaire douloureuse avant de passer à ce qui constitue, à ses yeux, l’essentiel : la dénucléarisation de la Libye.

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Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis décident d’intervenir militairement pour prévenir toute menace potentielle contre leur sécurité. Leur première cible : les talibans afghans. Kadhafi est très inquiet : il craint d’être la suivante. Il s’en ouvre à deux proches alliés de l’administration Bush : l’Égyptien Hosni Moubarak et l’Italien Silvio Berlusconi. À la mi-octobre, Bronk rencontre Koussa dans l’hôtel particulier du prince Bandar, à Londres. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps : ils ont fait leurs études ensemble à la Michigan State University, ont décroché leurs diplômes la même année (1976) et sont fans des Chicago Bulls, l’équipe de basket-ball locale. Ils évoquent brièvement leurs souvenirs, puis passent aux choses sérieuses.
L’affaire de Lockerbie est en voie de règlement. Les suspects libyens ont comparu devant le tribunal, et Koussa s’est mis d’accord le matin même avec William Burns, le secrétaire d’État adjoint, sur le montant des indemnisations qui seront versées aux familles des victimes américaines : 2,7 milliards de dollars. À présent, Bronk réclame la coopération de Tripoli dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi le démantèlement du programme libyen d’armes de destruction massive. Sur-le-champ, Koussa ouvre son attaché-case. Il en sort une liste qu’il remet à son interlocuteur. Y figurent les noms de terroristes islamistes liés à al-Qaïda. S’agissant du démantèlement, le Libyen ne s’engage pas : c’est Kadhafi, et lui seul, qui décide, confie-t-il à Bronk. La réconciliation est en marche, et c’est lui, Moussa Koussa, qui est désormais l’interlocuteur de Washington. Seul problème : le « Guide » continue de nier publiquement l’existence d’un quelconque programme libyen d’ADM.

Les services de renseignements américains et britanniques n’ont à ce moment-là aucune preuve tangible que Kadhafi développe un programme d’ADM. Coup de chance, dans le courant de l’année 2002, ils interceptent une conversation téléphonique entre Abdul Khadeer Khan, le père de la bombe pakistanaise, et le chef du programme nucléaire libyen. Ils découvrent que le Pakistanais a fourni aux Libyens la recette pour fabriquer leur propre bombe. La CIA et le MI 6 décident de ne pas informer les Libyens de leur découverte, dans l’immédiat. Le plus urgent est de localiser les sites de production. Comme ils n’y parviennent pas, ils entreprennent de faire pression sur Kadhafi pour le contraindre à coopérer. Mais les choses traînent en longueur.
En mars 2003, les États-Unis et le Royaume-Uni massent des troupes au Moyen-Orient en vue de l’invasion de l’Irak. Kadhafi sent le danger et dépêche à Londres Seif el-Islam, l’un de ses fils, à qui Mohamed Rachid, un conseiller de Yasser Arafat, a arrangé une rencontre secrète avec trois membres du MI 6. L’entrevue a lieu dans une chambre d’hôtel du quartier de Mayfair, à Londres. Surprise : Seif accepte sans hésitation de prendre en compte « sérieusement » les préoccupations occidentales. Les hommes du MI 6 téléphonent au 10, Downing Street pour annoncer la bonne nouvelle à Tony Blair.

Aussitôt, le Premier ministre appelle son ami George W. Bush, à Washington. Quelques jours plus tard, l’offre libyenne est discutée dans le Bureau ovale de la Maison Blanche. Autour de Bush prennent place le vice-président Dick Cheney, George Tenet, le chef de la CIA, et Steve Kappes, le chef des opérations de la centrale. Excellent connaisseur du Moyen-Orient (son succès dans cette affaire lui vaudra d’être nommé numéro deux de la CIA au mois de juillet), ce dernier a repris en main le dossier libyen. Comme d’habitude, Cheney est partisan de la manière forte : « Kadhafi s’est mal comporté avec les États-Unis, et pendant longtemps. On ne va quand même pas le récompenser pour ça ! » Mais Bush est convaincu que l’invasion de l’Irak va faire réfléchir Kadhafi. Et que l’occasion est belle d’accréditer l’idée que la Pax Americana se met peu à peu en place. Il donne son feu vert à Kappes : OK pour la négociation. Le secret sera jalousement gardé : ni Colin Powell, au département d’État, ni Donald Rumsfeld, au Pentagone, ne seront informés.
Pendant ce temps-là, Seif s’est envolé pour le Burkina, où son père se trouve en visite (15-17 mars). Il lui fait un compte rendu enthousiaste de son entretien avec Kappes. Le « Guide » reste sceptique, soupçonne les Anglo-Saxons de préparer un « coup », mais consent malgré tout à une nouvelle rencontre.

Koussa et Kappes se retrouvent à la mi-avril, à Genève, en présence de Mark Alien, le chef de l’antiterrorisme au MI 6. D’autres entrevues auront lieu après la prise de Bagdad. Mais, très vite, les Américains s’enlisent en Irak et Kadhafi paraît de moins en moins pressé d’aboutir. Alors, au cours de l’été, la CIA et le MI 6 se décident à lui forcer la main : ils remettent à leurs interlocuteurs un enregistrement de la conversation entre Khan et le chef du projet libyen. Kadhafi ne peut plus nier l’existence de son programme nucléaire.

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Les discussions reprennent. Début septembre 2003, Kappes et Alien se rendent pour la première fois à Tripoli. Le « Guide » autorise une équipe d’experts de la CIA et du MI 6 à inspecter ses installations, mais exige en échange la levée de toutes les sanctions prises contre son pays depuis 1986. Il obtient également l’assurance qu’il pourra se procurer toutes les armes conventionnelles qu’il voudra et, surtout, que personne ne cherchera à renverser son régime. Les Anglo-Saxons évoquent la possibilité de défendre la Libye en cas d’agression extérieure, font miroiter divers accords de coopération, promettent d’aider la Libye à engager des réformes et à favoriser son rôle régional en Afrique. Bien entendu, il est aussi question du retour des compagnies pétrolières américaines !

Le 6 septembre, un officier supérieur britannique débarque à Tripoli. Il est porteur d’un message de Blair : les conditions posées par Kadhafi sont acceptées. Sauf qu’il ne pourra se procurer au Royaume-Uni que des armes conventionnelles défensives. Peu importe : la seule chose qui intéresse Kadhafi est qu’on ne le forcera pas à quitter le pouvoir.

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Au mois d’octobre, un incident manque de tout faire capoter. À la demande de responsables américains apparemment mal informés, la marine de guerre italienne arraisonne en Méditerranée le BBC China, dans les cales duquel on découvre des milliers de composants destinés au programme nucléaire libyen. Gros émoi à Tripoli ! Finalement, les responsables de la Jamahiriya se laissent convaincre qu’il s’agit d’un regrettable quiproquo et que rien n’est changé. Une deuxième rencontre a lieu entre Kappes, Alien et Kadhafi. Ce dernier cède sur toute la ligne. Accompagnés de représentants de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), les experts américains et britanniques visitent les sites clandestins. « Jamais nous ne les aurions trouvés tout seuls », commente l’un d’eux.

Le 19 décembre, Tripoli, Washington et Londres annoncent simultanément la conclusion d’un accord sur le démantèlement du programme libyen d’ADM. Les Américains mettront dix mois pour acheminer par bateau le matériel concerné jusqu’aux États-Unis. Fin 2004, Blair peut adresser à Kadhafi une lettre de félicitations. Elle commence par « Dear Muammar » (Cher Mouammar) et se termine par « Yours ever, Tony » (À vous, pour toujours, Tony). Comment ne pas penser aux Bons Baisers de Russie de James Bond 007 ?

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