Anarchie généralisée

Des drames humanitaires aux conflits sanglants, rarement la planète aura été dans un aussi triste état depuis la Seconde Guerre mondiale.

Publié le 24 octobre 2006 Lecture : 7 minutes.

Famine, accès à l’eau potable, sida, réchauffement climatique ou scandaleuse impuissance à trouver des solutions politiques à des conflits sanglants, rarement depuis la Seconde Guerre mondiale notre planète surpeuplée aura été dans un aussi triste état. Quant aux règles du système international, elles sont davantage évoquées quand elles sont violées que lorsqu’il s’agit de les appliquer.
Distribuer des blâmes est un exercice assez vain. Il faut dire qu’une partie au moins du problème a son origine dans la décision de l’unique superpuissance mondiale – les États-Unis, traumatisés par le 11 Septembre et présidés par George W. Bush – de transgresser l’ordre mondial et d’imposer son hégémonie par des sanctions, la guerre préventive et le changement de régime.
Un certain nombre de rendez-vous décisifs dans les semaines et les mois à venir auront une grande influence sur la paix dans le monde, mais peu seront aussi importants que les élections américaines de la mi-mandat, le 7 novembre. En deux mots comme en cent, si les démocrates n’obtiennent pas la majorité au Congrès, s’ils ne réussissent pas à remettre à leur place les fauteurs de guerre de l’administration, le président Bush pourrait se sentir libre d’attaquer l’Iran, avec les conséquences épouvantables que cela pourrait avoir pour un Moyen-Orient déjà profondément déstabilisé. Le conflit entre les États-Unis et l’Iran est potentiellement l’un des plus explosifs du monde. Dans un excellent ouvrage qui vient de paraître, Iran’s Nuclear Ambitions, Shahram Chubin, directeur d’études au Centre de politique de sécurité, à Genève, explique que le conflit ne porte pas simplement sur la question de savoir si l’Iran réussira à se doter d’une option nucléaire, ou même de l’arme nucléaire. Il s’agit de savoir si l’Iran peut être intégré dans le système américain actuel de domination au Moyen-Orient, ou bien s’il tentera de faire sauter ce système, de chasser les États-Unis et d’imposer son ordre régional à lui. Quand ils cherchent à interdire à l’Iran de maîtriser le cycle complet du traitement de l’uranium, l’objectif plus ambitieux des États-Unis est de contenir et même de limiter au maximum l’influence de l’Iran – en particulier dans le Golfe – en tant que modèle islamique révolutionnaire. Les États-Unis se trouvent devant un choix difficile : ou bien négocier avec l’Iran, ce qui implique des concessions considérables à Téhéran, ou bien imposer un changement de régime, autre perspective redoutable. L’Arabie saoudite et ses voisins du Golfe observent l’affrontement avec une grande appréhension. Pour eux, un Iran nucléaire qui pourrait chercher à exporter son modèle révolutionnaire est une perspective inquiétante. Mais encore plus inquiétante serait une tentative américaine de faire plier l’Iran par la force.
Autre événement important, en Europe cette fois, l’élection présidentielle française du printemps 2007, qui mettra très probablement fin à la longue carrière politique du président Jacques Chirac. Bien que les choix définitifs ne soient pas encore faits, les candidats seront probablement, à gauche, Ségolène Royal et, à droite, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et président du parti majoritaire, l’UMP. L’enjeu de l’affrontement Ségo-Sarko n’est pas mince. Si Sarkozy l’emporte, beaucoup craignent qu’il ne fasse basculer la France dans le camp israélo-américain (comme semblent l’indiquer les discours qu’il a prononcés lors d’une récente visite à Washington). On le soupçonne de vouloir éliminer les derniers vestiges de l’héritage du général de Gaulle en matière d’indépendance politique. Les néoconservateurs de Washington, largement responsables de la politique antiarabe et antimusulmane de Bush, exulteraient. Si Ségolène Royal est élue, en revanche, une France présidée par une socialiste pourrait se joindre à l’Espagne de José Luis Zapatero et à l’Italie de Romano Prodi pour former un bloc de gauche influent. Il pourrait donner une cohérence et un courage qui font jusqu’ici tristement défaut à la politique étrangère de l’Union européenne.
L’autre affrontement qui se dessine, à la fois aux États-Unis et en Grande-Bretagne, oppose les partisans d’un retrait des troupes prisonnières du bourbier irakien et ceux qui veulent « tenir le cap » et « finir le travail ». Aux États-Unis, le Groupe d’études sur l’Irak dirigé par l’ancien secrétaire d’État James Baker recommande que l’Amérique cherche un « arrangement politique » avec l’Irak, peut-être même avec l’aide de l’Iran et de la Syrie, plutôt qu’une « victoire ». C’est un défi direct au discours bushien sur la « guerre mondiale contre le terrorisme », comme à la politique des néocons, qui veulent envoyer encore plus de soldats en Irak et renverser les régimes de Téhéran et de Damas. En Grande-Bretagne, le chef d’état-major, le général sir Richard Dannatt, a mis les pieds dans le plat en déclarant tout uniment que la guerre en Irak était illégitime (« Nous avons enfoncé la porte »), qu’elle ruinait la capacité de combat de l’armée britannique et qu’elle compromettait dangereusement les relations de la Grande-Bretagne avec la communauté musulmane. Cette révolte peu commune d’un chef militaire en exercice met directement en cause la politique et les déclarations publiques du Premier ministre Tony Blair.
Aux États-Unis et au Royaume-Uni, la question de savoir s’il faut rester ou non en Irak est loin d’être tranchée, bien que l’opinion publique soit nettement en faveur du retrait. En Irak même, plusieurs guerres sanglantes se déroulent en même temps : un conflit entre l’occupant américain et une insurrection nationaliste ; une guerre civile entre les communautés sunnite et chiite ; un affrontement entre un gouvernement faible et de puissantes milices ; une lutte pour l’indépendance menée par les Kurdes ; et une polémique entre les « fédéralistes », qui veulent une partition, et les « unionistes », qui rêvent de ressouder l’Irak et d’en faire un État unitaire fort. Israël (et probablement aussi le Koweït) préféreraient un Irak morcelé, divisé, incapable de représenter une menace pour eux ou pour quiconque, alors que de plus grands pays comme l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie préféreraient un Irak unitaire, car ils savent très bien que sans un Irak fort, le monde arabe dans son ensemble se trouverait gravement affaibli.
Que peut-on dire de la lutte séculaire entre le sionisme et les Arabes, sinon qu’elle semble loin d’être terminée ? La communauté internationale – et en particulier les États-Unis – n’a pas voulu, ou n’a pas pu, forcer Israël à accepter la création d’un État palestinien. La grande majorité de l’opinion admet que ce serait la seule manière de résoudre le conflit et d’extirper le poison qui pourrit les relations de l’Occident avec le monde arabo-musulman, mais jamais la situation n’a paru aussi peu favorable à un accord. Israël et ses amis américains continuent d’avoir la mainmise sur la politique étrangère des États-Unis. Le camp de la paix israélien est très faible. La droite et le mouvement des colons tiennent le haut du pavé. Les généraux adulés et les ex-généraux semblent beaucoup plus puissants que des civils incapables.
L’annexion de territoires palestiniens se poursuit sans interruption, et des Palestiniens sont assassinés tous les jours sous le regard apparemment indifférent de la communauté internationale. L’armée israélienne semble se préparer à lancer des opérations militaires encore plus importantes, notamment à Gaza. C’est la garantie d’un massacre généralisé de Palestiniens ainsi que d’un renforcement de leur résistance violente, bref, d’un nouveau cycle de terrorisme et de contre-terrorisme. Au moment même où, cruellement opprimés, affamés et assiégés, les Palestiniens devraient unir leurs forces dans un front commun, le Hamas et le Fatah sont à couteaux tirés, démontrant une fois de plus que les querelles internes sont une plaie qui accable le mouvement national palestinien depuis un siècle.
Au Liban, qui s’efforce de se remettre de la folie destructrice d’Israël, l’affrontement entre le Hezbollah et le Mouvement du 14-Mars met une fois de plus en lumière le désastreux héritage de la division religieuse du pays. Il y a longtemps qu’on aurait dû y renoncer et la remplacer par une allégeance à l’État et non pas à la secte, bref, par une vraie citoyenneté libanaise. Au Pakistan, les nationalistes balouches et sindis rêvent de renverser la domination pendjabie. En Afghanistan, le retour des talibans menace de plus en plus le gouvernement Karzaï soutenu par les Occidentaux, et il en va de même dans l’ensemble d’un Grand Moyen-Orient profondément perturbé.
La plupart des dirigeants mondiaux savent que la réponse est une « grande négociation », c’est-à-dire un effort résolu et partagé pour résoudre, une fois pour toutes, les conflits de l’Irak, de l’Iran, du Liban et, par-dessus tout, celui qui oppose Israël à ses voisins arabes. Ils attendent de la superpuissance qu’elle ait la volonté et l’autorité morale pour imposer les règles d’un ordre mondial. Mais si la superpuissance est la première à violer les règles, que peut-on attendre, sinon l’anarchie internationale, comme à présent ? Dans un avenir plus lointain se profile un autre conflit – entre les États-Unis et la Chine – qui, par ses dimensions, les risques qu’il représentera et son ampleur mondiale, pourrait faire oublier tous les autres.

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