[Tribune] Pourquoi la Tunisie est aussi déprimée

Une récente étude relayée par des médias anglo-saxons classait la Tunisie comme le deuxième pays le plus « déprimé » de la zone Moyen-Orient-Afrique du Nord. Un constat qui n’a rien de surprenant, tant la déception est forte pour la génération post-révolution, qui ne voit malheureusement un avenir que dans l’émigration.

Une famille tunisienne devant une télévision. © Anis Ben Salah/AP/SIPA

Une famille tunisienne devant une télévision. © Anis Ben Salah/AP/SIPA

Wided
  • Wided Nasraoui

    Wided Nasraoui est journaliste stagiaire à Jeune Afrique. Tunisienne, elle étudie les sciences politiques, notamment dans la zone Maghreb-Moyen-Orient.

Publié le 11 juillet 2019 Lecture : 4 minutes.

« Avoir vécu en Tunisie devrait être intégré à nos CV », est une phrase que s’amusent régulièrement à partager les Tunisiens. C’est vrai que je ne me rappelle plus quand a été la dernière fois où l’émoi a traversé nos esprits suite à une attaque terroriste. Ni la dernière fois qu’un événement a réellement ébranlé le peuple.

Cette acclimatation au drame, à l’indifférence, cette « dépression générale » a atteint un tel point que nous rattachons tous nos espoirs de bonheur à un match de foot, en attente pressante de voir la Tunisie gagner, et le sourire se dessiner sur nos visages, le temps d’une soirée…

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Un rapport publié récemment par le quotidien britannique The Guardian, réalisé par BBC News Arabic et l’Arab Barometer, un réseau de recherche basé à l’Université de Princeton, place la Tunisie en 2e position des peuples les plus « déprimés » de la région Maghreb-Moyen-Orient. Pour de nombreux Tunisiens, ce n’est pas une surprise. La détérioration que connaît le pays économiquement, socialement et politiquement, expliquerait cette « dépression » généralisée.

Mais fallait-il un rapport de la très prestigieuse université de Princeton pour nous en rendre compte ? Certains préfèrent en rire, allant jusqu’à s’étonner qu’un autre peuple ait pu nous détrôner – l’Irak, en l’occurrence…

Désillusion de la génération « post-révolution »

Ayant vu cette nouvelle défiler dans plusieurs médias nationaux et internationaux, l’apprentie journaliste que je suis a tout de même voulu scruter de plus près les chiffres, la tranche d’âge étudiée, et surtout, loin de prendre le terme de dépression dans son acception médicale, les variables prises en considération pour aboutir à ce constat.

Pas du tout étonnant : le rapport s’intéresse particulièrement aux jeunes âgés de moins de trente ans. Soit ceux, comme moi, qui avaient moins de vingt ans en 2011. La génération « post-révolution », comme on aime si bien le dire.

Partir pour ne plus avoir à subir un quotidien qu’on n’a pas choisi, pour fuir l’état d’esprit dans lequel on a été piégés

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Pourquoi faudrait-il s’étonner, quand on sait que depuis quelques années, on ne vit qu’au rythme de nouvelles qui exaspèrent ? Des attaques et attentats terroristes, des guéguerres politiques et partisanes, un dysfonctionnement administratif touchant l’éducation et la santé… Voilà le tableau du délitement auquel a assisté cette génération depuis dix ans.

Un bilan lourd de conséquence, qui laisse un goût d’amertume, de désarroi et de manque d’intérêt. Une absence de stabilité parsemée d’une recherche incessante d’identité. Le départ est devenu l’ultime salut pour de trop nombreux jeunes. Partir pour ne plus avoir à subir un quotidien qu’on n’a pas choisi, pour fuir l’état d’esprit dans lequel on a été piégés.

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L’irrésistible tentation de la « harraga »

Le rapport interroge ensuite la situation économique du pays, et notamment les offres d’embauche, la volonté ou non de rester dans le pays, ou encore les aspirations de la jeunesse. Un habitué des cafés, coins favoris pour les discussions les plus sérieuses, entendra toujours dire que le pays va mal, que l’économie nationale vit ses jours les plus noirs, que les dettes ne seront plus supportables – même si la plupart de ses spécialistes n’ont pourtant aucune idée de la signification réelle de ces termes économiques.

Mais on sait que cette situation étouffe les Tunisiens, voire la classe moyenne, avec le coût de la vie trop élevé et l’impossibilité de retrouver son rythme de vie habituel. De surcroît, à part les cafés et les bars, les alternatives « peu coûteuses » pour le divertissement des jeunes sont très rares.

Le rapport prend également en compte la volonté des jeunes de rester en Tunisie. Toujours pas très surprenant, plus de la moitié a répondu vouloir quitter la Tunisie. D’ailleurs, le lendemain des résultats du baccalauréat, les majorants de toutes les sections ont déclaré à l’unanimité vouloir partir à l’étranger. « Fuir » est malheureusement devenu le mot d’ordre. Travailler dur à l’école pour partir constitue désormais le seul espoir d’une vie meilleure.

Plus de 40 % des jeunes interrogés ont même assuré partir sans papiers officiels. Qui pourrait nier cela quand on entend les chiffres ahurissants de jeunes qui ont péri à quelques kilomètres au large de Kerkennah ou de Medenine, en essayant de quitter le pays à bord d’embarcations de fortune ?

Le sentiment de religiosité en recul

Autre donnée importante qui ressort de ce rapport : la perte de terrain de la religion chez les jeunes, s’accompagnant d’une baisse de confiance dans les chefs religieux. Un constat qui n’est pas étonnant, lui non plus. Depuis l’arrivée au pouvoir du parti islamiste Ennahdha, la religion n’est plus ce qu’elle était. Étant moi-même née et ayant grandi en Tunisie, j’y ai remarqué une certaine assimilation de l’islam à la formation à la colombe.

Imprégnés par le souffle de la révolution, nous voyons mal nos libertés restreintes par des préceptes qui nous sont très peu familiers

« Je ne jeûne pas juste pour embêter Ennahdha », ou encore « Ennahdha nous a fait détester la religion », sont des phrases très courantes, qu’on n’entendait pas avant. Ainsi, les moins de 30 ans, dont parle cette étude, sont exténués, lassés d’un paysage politique dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Imprégnés par le souffle de la révolution, nous voyons mal nos libertés restreintes par des préceptes qui nous sont très peu familiers.

Alors non, les chiffres du rapport n’ont pas déclenché de vague de sidération. La sonnette d’alarme sur toutes ces problématiques est lancée depuis des années, accentuant la dépression. Au risque de figurer en première position du baromètre l’an prochain…

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