Empires à durée limitée

De quatre siècles en moyenne, l’espérance de vie des puissances hégémoniques est tombée à quelques décennies. L’Amérique est prévenue.

Publié le 23 juillet 2007 Lecture : 6 minutes.

Officiellement, il n’y a plus aujourd’hui d’empires mais 190 et quelques États-nations. Et pourtant, les fantômes des empires d’autrefois continuent de hanter le monde. Les conflits régionaux, de l’Afrique centrale au Moyen-Orient et de l’Amérique centrale à l’Extrême-Orient, sont expliqués facilement – et souvent à tort – en termes de péchés impériaux : frontière arbitraire ici, stratégie du « diviser pour régner » là. En outre, bon nombre des États les plus importants de l’heure sont encore manifestement des descendants d’empires. Ainsi de la Fédération russe, où moins de 80 % de la population est russe, ou du Royaume-Uni, qui est quasiment un empire anglais. L’Italie et l’Allemagne actuelles sont les filles non pas du nationalisme mais de l’expansion piémontaise et prussienne. L’héritage impérial est encore plus apparent en dehors de l’empire. L’Inde est l’héritière de l’Empire mongol et plus manifestement encore de l’empire des Indes britannique. Mieux, comme le disait un officier de l’armée des Indes, « l’armée indienne est plus britannique que l’armée britannique ». La Chine est la descendante directe de l’empire du Milieu. Dans les Amériques, l’héritage impérial est évident du Canada, au nord, à l’Argentine, au sud. Le chef de l’État au Canada est le monarque britannique, les îles Falkland (ou Malouines) restent une possession britannique.
Bref, le monde actuel est autant un monde d’ex-empires et d’ex-colonies qu’un monde d’États-nations. Même les institutions auxquelles a été confiée la tâche de surveiller l’ordre du monde après 1945 ont des allures nettement impériales. Que sont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU sinon un club d’anciens empires ? Et qu’est-ce que « l’intervention humanitaire » sinon une version politiquement correcte de la vieille « mission civilisatrice » des empires occidentaux ?
Nous avons tendance à supposer que le cycle de vie des empires, des grandes puissances et des civilisations a une régularité prévisible. Le plus frappant, pourtant, dans les empires passés est l’extraordinaire variabilité de l’expansion chronologique comme géographique de leur domination. Particulièrement frappant est le fait que la plupart des empires contemporains ont une durée de vie beaucoup plus courte que leurs prédécesseurs anciens et modernes. Soit le cas ?de Rome. On peut dater la création ?de l’Empire romain d’Occident à 27 av. J.-C., année où Octave est devenu Auguste et s’est offert tous les attributs de l’empereur, sauf le nom. Cet empire a pris fin lorsque Constantinople est devenu une capitale rivale de Rome à la mort de l’empereur Théodose, en 395. Total : 422 ans. L’Empire romain d’Orient a duré de 395 jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs ottomans en 1453. Total : 1 058 ans. Le Saint Empire romain germanique, successeur de l’empire d’Occident, a duré de 800, année où Charlemagne a été couronné empereur des Romains, jusqu’à ce que Napoléon y mette fin, en 1806. La durée moyenne de l’Empire romain a donc été de 829 ans.
De tels calculs, bien que grossiers, nous permettent de comparer la durée de vie des différents empires. Celle des trois empires romains a été exceptionnellement longue. En comparaison, la durée moyenne des empires proche-orientaux (assyrien, abbasside, ottoman) a été d’un peu plus de 400 ans. Celle des empires égyptiens et est-européens, d’environ 350 ans. L’empire chinois moyen (subdivisé par les principales dynasties) a régné pendant plus de trois siècles. Les différents empires indiens, perses et ouest-européens ont généralement survécu entre 200 et 300 ans. Après la prise de Constantinople, l’empire qui a duré le plus longtemps est incontestablement l’Empire ottoman, avec 469 ans. Les empires est-européens des Habsbourg et des Romanov ont l’un et l’autre vécu plus de trois siècles. Les Mongols ont régné 235 ans sur une partie importante de ce qui est aujourd’hui l’Inde. La durée du règne des Safavides en Perse a été presque identique. Il est difficile de donner des dates précises pour les empires maritimes d’Europe occidentale, parce que leurs dates d’apparition et de disparition ont été multiples. Mais on peut dire que les empires britannique, néerlandais, français et espagnol ont duré en gros 300 ans. La durée de vie de l’empire portugais a été plus proche de 500 ans.
Les empires créés au XXe siècle, en revanche, ont été relativement brefs. L’Union soviétique des bolcheviks (1922-1991) a duré moins de 70 ans, ce qui n’est pas beaucoup, mais qui est encore plus que la République populaire de Chine. L’empire colonial du Japon, que l’on peut dater de l’acquisition de Taiwan en 1895, a duré à peine 50 ans. Le plus éphémère de tous les empires contemporains a été le IIIe Reich d’Adolf Hitler, qui ne s’est pas étendu au-delà des frontières de ses prédécesseurs avant 1938 et qui a reflué au début de 1945. Techniquement, le IIIe Reich a duré 12 ans ; en tant qu’empire au vrai sens du terme, exercice de pouvoir sur des peuples étrangers, il n’a guère duré que la moitié. Seul Benito Mussolini a fait moins bien.
Pourquoi les empires du XXe siècle ont-ils été si éphémères ? Ces empires ont été dans une grande mesure les architectes de leur propre chute. Les Allemands et les Japonais, en particulier, ont imposé leur autorité à d’autres peuples avec une telle férocité qu’ils ont empêché toute véritable collaboration locale et encouragé la résistance En même temps, leurs ambitions territoriales étaient tellement illimitées et leur stratégie si irréaliste qu’ils ont rapidement provoqué la formation d’une coalition imbattable de rivaux impériaux, qui étaient rien de moins que l’Empire britannique, l’Union soviétique et les États-Unis.
L’expansion continentale des États-Unis au XIXe siècle a été incontestablement impérialiste. Mais elle s’est faite avec une telle facilité et les territoires annexés étaient tellement dispersés qu’elle n’a pas donné l’occasion de créer une véritable mentalité impérialiste. À part de petites îles comme les Samoa orientales ou Porto Rico, toujours possessions américaines, la présence des États-Unis en terre étrangère a toujours été de très courte durée : 74 ans à Panamá, 48 ans aux Philippines et 8 ans en République dominicaine.
Plus que l’hostilité d’une population conquise ou la menace d’empires rivaux, les principales raisons de la non-constitution ou de la faible durée d’un empire américain ont été les contraintes domestiques. La première est un manque de personnel. Ainsi, en 1920, quand les Britanniques ont écrasé une importante révolte en Irak, ils avaient sur place 1 soldat pour 23 Irakiens. Aujourd’hui, les États-Unis ont là-bas 1 soldat pour 210 Irakiens. Ce n’est pas par manque de jeunes gens, mais simplement que les États-Unis préfèrent limiter à 0,5 % la présence de ces jeunes dans les forces armées. Autre raison : le déficit budgétaire. La guerre d’Irak a déjà coûté plus de 400 milliards de dollars depuis l’invasion de mars 2003. Mais cet investissement est loin d’avoir représenté le « plan Marshall » pour le Moyen-Orient dont rêvaient certains Irakiens. Les Américains, enfin, ne sont pas des conquistadores comme le furent les Espagnols après Colomb et Cortés, ni des « colonisateurs » à la manière britannique ou française. Il a fallu moins de dix-huit mois pour qu’une majorité d’Américains déclare dans les sondages que l’invasion de l’Irak était une erreur.
Un empire ne se constitue et ne dure qu’aussi longtemps que les bénéfices d’une domination sur des peuples étrangers excèdent aux yeux des impérialistes les coûts qu’elle représente ; et qu’aussi longtemps que les bénéfices de l’acceptation de cette domination par un peuple étranger excèdent aux yeux des sujets les coûts de la résistance. De tels calculs prennent implicitement en compte les coûts potentiels du transfert du pouvoir à un autre empire.
Pour l’instant, dans cette perspective, les coûts de la prise en charge de pays comme l’Irak et l’Afghanistan paraissent trop élevés à la plupart des Américains ; et aucun empire rival ne semble pouvoir ou vouloir faire mieux. Avec leurs institutions républicaines tiraillées mais encore solides, les États-Unis n’ont pas les allures d’une nouvelle Rome. Bien que l’actuel président ait cherché à muscler l’exécutif, il n’est pas, loin s’en faut, un nouvel Octave.

*Historien américain, professeur à Harvard et à Stanford.

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