Autopsie d’une machination

Pourquoi et comment Mouammar Kadhafi a monté de toutes pièces « l’affaire des infirmières bulgares ». Et a aujourd’hui décidé d’y mettre un terme.

Publié le 23 juillet 2007 Lecture : 6 minutes.

Contaminations de 438 enfants par le virus du sida…Â Désespoir des parents, révolte de Benghazi, la deuxième ville du pays, et fronde des tribus…Â Pressions internationales feutrées…Â Serments de fermeté en public et concessions inavouées… Âpres marchandages financiers…Â Tels sont quelques-uns des ingrédients de la partie que Mouammar Kadhafi livre depuis bientôt neuf ans pour sortir de la crise provoquée par la plus grande catastrophe sanitaire de l’histoire de la Libye.

Tout commence au cours de l’été 1998. À l’hôpital central El-Fateh, à Benghazi, les premiers cas sont diagnostiqués dans le service de pédiatrie, qui compte 320 lits. Des enfants en bas âge, dont certains n’ont que 4 mois, y ont été hospitalisés pour des maladies connues. Ils vont y être contaminés par le VIH-sida. En septembre, sept enfants sont testés séropositifs. Le 9 du même mois, Mohamed Béchir Ben Ghazi, est le premier à décéder. Son père porte plainte. La panique gagne les familles, puis la population de Benghazi, puis l’ensemble du pays. Mais personne n’en parle, les médias étant très étroitement contrôlés par le pouvoir.
Seule une revue culturelle opportunément dénommée La (« non », en arabe) ose rompre la loi du silence. En novembre, elle publie une enquête réalisée à Benghazi par deux journalistes qui rapportent des témoignages de parents d’enfants contaminés (« plusieurs dizaines, au total », écrivent-ils), évoquent une « véritable catastrophe médicale » et dénoncent l’incurie des responsables de l’hôpital (public). Elle est aussitôt interdite.

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Une partie de la population cherche alors un bouc émissaire et retourne sa colère contre les immigrés subsahariens, accusés, sans l’ombre d’une preuve, de propager le virus et d’être à l’origine de la pandémie. Les pulsions xénophobes s’exaspérant, de violents affrontements ont lieu dans plusieurs villes. Kadhafi lui-même n’est pas épargné. Beaucoup lui reprochent d’avoir, par sa politique panafricaine, ouvert les vannes de l’immigration clandestine en provenance du sud du Sahara.
En avril 2001, lors d’une conférence internationale sur le sida, au Nigeria, le « Guide » évoque, pour la première fois, la catastrophe et dénonce un complot américano-israélien. « Nous avons trouvé un docteur et un groupe d’infirmières en possession du virus du sida, lance-t-il à la tribune. On leur avait demandé de l’expérimenter sur nos enfants. Qui les a chargés de perpétrer ce crime odieux ? Certains disent que c’est la CIA, d’autres que c’est le Mossad… »

Les cinq infirmières bulgares et le médecin palestinien sont incarcérés en février 1999. Leur procès s’ouvre en 2001. En mai 2004, les six accusés sont reconnus coupables d’avoir « délibérément » inoculé le virus à leurs patients et sont condamnés à mort. Dans le dossier d’instruction figurent plusieurs documents intéressants.
Le premier, daté du 28 décembre 2003, est le rapport du comité national d’experts chargé d’enquêter sur l’aspect proprement médical du drame. Les cinq médecins qui le composent prennent le contre-pied des conclusions des professeurs Luc Montagnier et Vittorio Colizzi, deux sommités de la lutte antisida qui avaient estimé que l’utilisation multiple de seringues était vraisemblablement à l’origine de l’épidémie. À en croire les praticiens libyens, l’administration de l’hôpital n’a jamais importé de telles seringues, que le staff médical n’a donc pu à aucun moment utiliser. D’où « la possibilité » d’une transmission délibérée du virus aux enfants.
Le deuxième document est un rapport de la police libyenne signalant la découverte dans la maison de l’une des infirmières, Kristiana Valtcheva, de sachets contenant le VIH-sida. Le texte précise que lesdits sachets ont été remis à la Bulgare par un « ami britannique » prénommé « John », qui travaillait pour une filiale de la compagnie américaine Halliburton. Même si, à l’audience, Valtcheva soutient que ses aveux lui ont été arrachés sous la torture, la thèse du complot ainsi « matérialisée » attise la colère de Benghazi, ville traditionnellement frondeuse et qui l’est plus encore depuis le déclenchement de l’affaire.

En février 2004, un mois avant le verdict, de sanglantes émeutes y éclatent. Les manifestants s’en prennent aux membres des Comités populaires, des « Kadhafistes » purs et durs. Quatre mois plus tard, nouvelles manifestations, antiaméricaines celles-là. La Maison Blanche s’est en effet cru autorisée à critiquer la sanction infligée aux infirmières bulgares et au médecin palestinien… Le drapeau américain est brûlé. À la tête des manifestants se trouvent les membres de l’Association des familles des enfants contaminés par le virus du sida (AFECVS). Constituée en décembre 1998, celle-ci est présidée par Driss Lagha, le père d’une fillette de 7 ans mortellement contaminée.

Deux événements internationaux vont pourtant inciter Kadhafi à faire retomber la tension et à tenter de trouver un compromis. Le premier, fin 2003, est le démantèlement de son programme d’armes de destruction massive, sous la pression des États-Unis, et la perspective ainsi ouverte d’une normalisation des relations américano-libyennes. Le « Guide » ne veut à aucun prix laisser passer l’occasion de retrouver sa place au sein de la communauté internationale. Le second est l’imminence de l’admission de la Bulgarie dans l’UE, qui va donner à ce pays le droit d’opposer son veto à toute tentative européenne d’accommodement avec la Libye.
Du coup, tout en maintenant un discours en apparence intransigeant destiné à ménager les familles, Kadhafi multiplie les gestes d’apaisement. Jusque-là détenues à la prison de Tripoli, les infirmières sont transférées dans une villa confortable, quoique bien gardée. De son côté, la Cour suprême casse le jugement de 2004, ordonne un nouveau procès – qui se tiendra en 2006 – et renforce les droits de la défense. En décembre 2006, la peine capitale est confirmée, mais, dans les attendus du nouveau jugement, les thèses de la conspiration et de la contamination délibérée sont abandonnées.
Désormais, le « Guide » ne fait plus que très vaguement allusion à une hypothétique conspiration américaine ou israélienne et charge son cousin, le général Sayed Kaddaf Eddam, de convaincre les familles des victimes et les tribus auxquelles elles appartiennent de lâcher du lest : qu’elles cessent, en échange d’une forte indemnisation, d’exiger l’exécution du verdict. S’il rappelle auprès de lui Abouzid Dorda, un ancien Premier ministre originaire de Benghazi, qu’il charge de ramener sa ville natale à de meilleurs sentiments, le rôle principal dans la recherche d’une solution échoit à Seif el-Islam, son propre fils, et à la fondation qu’il dirige. Celui-ci fait savoir qu’il est convaincu de l’innocence des infirmières et négocie secrètement avec les Européens et les Américains.
Parallèlement, Kadhafi crée un Conseil supérieur des instances judiciaires (CSIJ), un organisme dépendant du ministère de la Justice qui se situe au-dessus de la Cour suprême. Une manière pour Kadhafi de maintenir deux fers au feu : aux juges de faire leur travail et, le cas échéant, de prononcer la peine de mort ; au pouvoir politique de faire preuve de clémence, au moment opportun.

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C’est exactement ce qui vient de se passer. Le 11 juillet, la Cour suprême a confirmé la peine capitale. Le 17, le CSIJ – autrement dit, Kadhafi en personne -, l’a commuée en réclusion criminelle à perpétuité. Pour donner le change, le CSIJ a ressorti des oubliettes une vieille tradition islamique, la diya, terme qui désigne la réparation d’un crime par de l’argent. C’est sur cette notion qu’il a prétendu fonder sa décision.
Reste à savoir pourquoi les Libyens, d’ordinaire si fiers, ont accepté ce peu glorieux arrangement financier extrajudiciaire. En fait, l’idée avait tout pour séduire Kadhafi, qui n’a toujours pas digéré d’avoir été contraint par les Américains de verser 10 millions de dollars à chacune des familles des 270 victimes de l’attentat de Lockerbie (1988). La similitude est troublante. À un détail près : les familles libyennes n’ont touché que 1 million de dollars, soit dix fois moins que les familles américaines. De même, dans l’affaire de Lockerbie, un ressortissant libyen, Abdel Basset el-Megrahi, a été reconnu coupable. Depuis 2001, il purge une peine de prison à perpétuité dans une prison écossaise. Or en décembre 2006, Kadhafi a suggéré que Megrahi soit transféré en Libye pour y purger le reste de sa peine. Exactement ce que la Bulgarie demande pour ses infirmières et le médecin palestinien fraîchement naturalisé ! Bref, c’est la réponse du berger à la bergère.

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