Un Sékou Touré anglophone

Publié le 23 juin 2008 Lecture : 4 minutes.

Conakry il y a cinquante ans, Harare aujourd’hui : l’Histoire se répète et ses acteurs bégaient. 25 août 1958. À la tribune de l’Assemblée territoriale, Ahmed Sékou Touré en boubou blanc prononce face au général de Gaulle une phrase qui fera le tour du continent : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage. » Un mois plus tard, la Guinée dit « non » à la France, et l’ancien colonisateur prend au pied de la lettre la superbe insolence du propos : il démantèle avec hargne le peu qu’il avait construit. On ne parle pas encore de sanctions et de boycott, mais c’est tout comme. Retrait de l’assistance administrative, technique, militaire, scolaire et budgétaire. Déprédations, sabotages. Pour ceux que de Gaulle qualifie avec mépris d’« individus de Conakry » et surtout pour celui que son Premier ministre, Michel Debré, stigmatise comme « un dangereux mélange de mégalomanie et de calomnie », c’est la politique de la terre brûlée.

Quel crime avait donc commis Sékou Touré ? Celui d’avoir osé dire non. Car, pour le reste, ce que proposait le leader guinéen apparaît aujourd’hui comme le smic de l’émancipation : l’indépendance dans le cadre d’une communauté d’États avec la France, assortie d’accords d’association, avec le franc CFA comme monnaie et Paris comme parrain sur les fonts baptismaux de l’ONU. Mais les dés sont jetés. Au blocus succèdent les opérations de déstabilisation et de subversion menées par les services français depuis les pays voisins. À Conakry, c’est gégène, « diète noire » et camp Boiro pour les opposants. « La France, hurle Sékou, veut mettre la Guinée à genoux ! » Dans un sens, elle y parvient.
Un demi-siècle plus tard, un autre héros des indépendances africaines dont le prestige fut également considérable semble arrivé, lui aussi, au bout du chemin. Le parallèle – si ce n’est la longueur de la séquence historique – est frappant. À condition de remplacer les Français par les Britanniques et Sékou Touré par Mugabe, l’engrenage implacable qui mène du libérateur au despote est le même.
Au début, la bonne volonté du révolutionnaire marxisant a quelque chose d’inespéré pour les Blancs qui, lors de la colonisation, ont spolié les trois quarts des meilleures terres du pays. Mais à la main tendue ne répondent, comme en Guinée cinquante ans plus tôt, que la défiance, le racisme à peine voilé d’une caste de privilégiés et l’esprit de revanche d’une ex-puissance coloniale qui cessera tout financement de la réforme agraire le jour où Mugabe lui demandera d’inciter les fermiers blancs à revendre les terres fertiles.
À la fin des années 1990, quand le bras de fer atteint un point de non-retour et que les Anglo-Saxons commencent à étrangler le Zimbabwe, la politique de récupération initiée par Robert Mugabe reste nettement en deçà de la plupart des réformes agraires postcoloniales, lesquelles se sont traduites, le plus souvent, par des expropriations immédiates et sans compensation. Mais qui s’en soucie ? Le « Comrade Bob » est déjà devenu Robert le diable.

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Les phrases de haine que s’échangent aujourd’hui Mugabe, d’un côté, Brown, Bush, Rice et Blair de l’autre, au-delà de toute mesure, rappellent celles que Paris et Conakry s’expédiaient mutuellement au début des années 1960. Le vocabulaire, la fixation et la paranoïa réciproque sont les mêmes. Tout comme est identique le destin tragique et pitoyable d’une opposition prise entre deux feux et contrainte pour survivre de s’allier, parfois de vendre son âme, à l’étranger. Colons portugais, Sdece (services français) et réseaux Foccart, hier, en Guinée. Sud-Africains racistes (pour Joshua Nkomo) et anciens maîtres coloniaux (pour Morgan Tsvangirai), au Zimbabwe.
Qu’on ne s’y méprenne pas : ce déterminisme du pire n’excuse rien de la descente aux enfers de deux dictateurs qui ont fait de la violence (physique et verbale), du culte de la personnalité et de l’exercice solitaire du pouvoir un cocktail idéal pour mener leurs pays à la faillite. Deux séries de chiffres illustrent le désastre humain qu’a connu la Guinée et que connaît aujourd’hui le Zimbabwe. Celui de la répression tout d’abord : environ 50 000 morts sous la dictature de Sékou Touré (vingt-cinq ans) ; 15 000 – dont les trois quarts lors de l’opération Gukurahundi au Matebeleland à la fin des années 1980 – sous la férule de Mugabe (vingt-huit ans). Celui des réfugiés qui ont fui leur pays pour des raisons économiques et politiques ensuite : 2 millions, dont un grand nombre de cadres et leurs familles, de part et d’autre.
Mais le rôle à la fois pervers et déterminant que les anciennes puissances coloniales ont tenu en poussant ces deux autocrates à pratiquer la politique du pire et en les forçant à considérer tout retrait du pouvoir comme une reddition aux pieds des « maîtres blancs » explique pourquoi Sékou Touré, un quart de siècle après sa mort, et Robert Mugabe, aujourd’hui, bénéficient toujours d’un certain préjugé favorable sur le continent. Difficile d’admettre en effet que des Occidentaux, dont la responsabilité est directement engagée dans la situation que connaît telle ou telle de leurs ex-colonies, s’arrogent le droit de dicter leurs conditions, d’écarter qui leur déplaît et qui n’a pas reçu leur aval.
Gordon Brown, Tony Blair, George Bush et Condoleezza Rice refusent de serrer la main de Robert Mugabe, tout comme Michel Debré ne s’imaginait pas saluant Sékou Touré. Dont acte. Mais n’ont-ils pas serré la main à bien pire ? Et que dirait-on si des chefs d’État africains refusaient de s’asseoir à leurs côtés, sous prétexte que leurs armées ont envahi – et continuent d’occuper – un État souverain ?

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