Scénario catastrophe
Après la victoire du « non » au référendum irlandais sur le traité de Lisbonne, l’Union européenne est menacée de paralysie. Une issue à la crise est-elle encore possible ?
En rejetant à 53,4 % le traité de Lisbonne, le 12 juin, les 4,3 millions d’Irlandais ont bloqué la marche de 495 millions d’Européens vers l’unification. Ce n’est pas la première fois que les réformes des institutions de l’Union européenne buttent ainsi sur un obstacle politique. On se souvient qu’au printemps 2005 les Français et les Néerlandais avaient eux aussi refusé par référendum la Constitution européenne qui leur était proposée. Mais, cette fois, l’impasse est plus inquiétante. Le traité de Lisbonne avait en effet été conçu sous une forme simplifiée pour contourner par la voie parlementaire le refus franco-néerlandais. Manque de chance, sa Constitution obligeait l’Irlande à tenir un référendum. Et le « non » d’un seul des vingt-sept membres de l’UE empêche la mise en place du traité.
L’immense majorité des dirigeants européens est restée sidérée par ce résultat, tout ce qui compte en Irlande ayant appelé à voter oui : de la puissante Église catholique aux principales formations politiques (Fianna Feil, Fine Gael, Parti travailliste), en passant par l’ensemble des organisations syndicales, patronales et agricoles, et même les deux principaux quotidiens, Irish Independent et Irish Times.
Quelle mouche a donc piqué les électeurs de la verte Erin ? L’Irlande n’a-t-elle pas été la principale bénéficiaire des subventions de Bruxelles ? Grâce à l’UE, n’est-elle pas passée, en trente-six ans, de l’état de pays pauvre à celui de pays riche, botte à botte avec le Luxembourg ? Les Irlandais n’étaient-ils pas, selon un sondage Eurobaromètre de décembre 2007, 74 % à estimer que l’Europe est « une bonne chose » ?
Forces centrifuges
Sans compter que cette expression de mauvaise humeur empêche de donner à l’Europe un président élu pour deux ans et demi et une sorte de ministre des Affaires étrangères, personnages indispensables pour faire exister l’Union tant aux yeux de ses citoyens que du reste du monde.
Ce refus renforce en outre les forces centrifuges qui s’exercent dans toute l’UE. Deux pays étaient, à ce jour, considérés comme de tièdes europhiles : le Royaume-Uni et la République tchèque. Mais Gordon Brown est, le 19 juin, parvenu à faire ratifier par le Parlement le traité de Lisbonne, en dépit des conservateurs. En revanche, les Tchèques hésitent à faire de même, tiraillés qu’ils sont entre leur président, Vaclav Klaus, qui estime que le traité est « fini », et leur Premier ministre, Mirek Topolanek, qui l’a négocié mais le défend sans beaucoup de conviction.
Il semble que l’attitude irlandaise soit tout à fait comparable à celle des Français et des Néerlandais. Elle se caractérise par un même rejet des élites, toutes favorables au oui, et par la constitution d’un très hétéroclite « front du refus » allant des gauchistes du Sinn Fein aux catholiques d’extrême droite. Et puis il y a Declan Ganley (40 ans), alias « Mister No », un curieux chef d’entreprise qui clame urbi et orbi que le traité de Lisbonne ferait perdre à son pays son droit de veto en matière de fiscalité (le taux d’imposition des sociétés y est le plus bas de l’UE, 12,5 %, contre 33,33 %, par exemple, pour la France) et menacerait la liberté d’entreprendre.
Les « nonistes » ont déversé un flot de mensonges et d’à-peu-près. « Voter Lisbonne », selon eux, c’était faciliter l’avortement, perdre un commissaire à Bruxelles, diluer un fier petit pays dans le magma d’une Union manipulée par les grands États.Â
Les tenants du « oui », qu’il s’agisse du Premier ministre Brian Cowen ou de John Gormley, le responsable des Verts, n’ont pas trouvé grand-chose à rétorquer. Il est vrai que le texte était quasi illisible, car strictement technique. Les électeurs l’ont si peu compris qu’ils en sont venus à se demander s’il ne dissimulait pas quelque piège. Nicolas Sarkozy n’a pas tort de diagnostiquer le vice fondamental de ce type de pensum : « Tant que l’Europe ne s’occupera pas des problèmes des gens, on aura un problème », soupirait-il, le 6 juin à Athènes. Le président français estime que l’UE devrait avant tout se préoccuper de sujets très concrets comme le prix du pétrole, le pouvoir d’achat ou l’immigration, et non de rouages institutionnels. On ne tombe pas sous le charme d’un rouage institutionnel.
Ajoutez à ces embûches le ralentissement de l’économie irlandaise, dont la phase de croissance « à la chinoise » de 8 % par an est bel et bien terminée (elle en est à 5,3 %, chiffre dont bien des économies continentales se contenteraient), la perspective d’une diminution des subventions agricoles, une crise immobilière et quelques scandales de corruption et vous obtenez un désenchantement général, un repli identitaire et, finalement, un « nil » – « non », en gaélique.
Pas de plan B
Le moment de stupeur, voire d’indignation, passé, les responsables européens se sont remis à l’ouvrage pour relancer le train des réformes sans lesquelles l’Europe serait menacée de paralysie. Le 19 juin, à Bruxelles, ils ont longuement soupesé les solutions à la crise. Le moins que l’on puisse dire est qu’aucune ne s’impose vraiment. À l’évidence, comme l’a fait savoir José Manuel Barroso, le président de la Commission : « Il n’y a pas de plan B. »
Renégocier le traité de Lisbonne ? Après huit ans de discussions harassantes, ministres et diplomates n’en peuvent plus. Conserver le traité de Nice (toujours en vigueur) ? Celui-ci est notoirement insuffisant, en termes de démocratie comme d’efficacité. Demander aux Irlandais de revoter dans quelques mois ? Après tout, n’avaient-ils pas rejeté le traité de Nice par 54 % des voix, en juin 2001, avant de l’approuver à 62,89 %, en octobre de l’année suivante, une fois rassurés sur le maintien de leur neutralité ? Apparemment, le gouvernement irlandais n’a nulle envie de tenter le diable.
Sarkozy modeste !
Autre solution : continuer de faire ratifier le texte par les Parlements nationaux (19 sur 27 l’ont déjà fait) et marginaliser l’Irlande. C’est la solution préconisée par le Vert Daniel Cohn-Bendit, pour qui « si on dit non, on sort de l’Europe ». Mais cela implique la création d’une Europe à deux vitesses qui est loin de faire l’unanimité. Or il faut l’unanimité pour modifier les textes ! Giorgio Napolitano, le président italien, et Frank-Walter Steinmeier, le ministre allemand des Affaires étrangères, seraient partisans de « laisser en dehors de l’Union ceux qui menacent de la bloquer ». Mais pas la chancelière Angela Merkel ni Nicolas Sarkozy.
Celui-ci s’était fait gloire d’avoir tiré l’Union européenne de l’ornière avec le traité de Lisbonne. Alors que, le 1er juillet, la France va prendre pour six mois la présidence de l’UE, il s’apprêtait à triompher. Le « non » irlandais le contraint à la recherche d’un consensus improbable. Sa déclaration du 16 juin, à Prague, en témoigne : « Se donner un peu de temps sans en perdre, voici la stratégie française », a-t-il prévenu avec une modestie assez inhabituelle. Il est vrai que l’entreprise ressemble à une gageure.Â
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