Révolution dans la révolution

Depuis son accession au pouvoir, Raúl Castro multiplie les réformes symboliques. Téléphones portables, ordinateurs et lecteurs DVD sont, par exemple, en vente libre. Trompe-l’ÂÂil ou vrai changement ?

Publié le 23 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

Place des Armes, quartier historique de la Vieille Havane, une foule de touristes se presse devant le musée, l’un des plus beaux de la ville. D’autres musardent entre les bougainvilliers et la statue de Carlos Manuel de Céspedes, le « père de la patrie », qui, en 1868, libéra les esclaves pour lancer la première guerre d’indépendance. Des vendeurs ambulants proposent tee-shirts, casquettes kaki à l’effigie du Che, floqués du drapeau cubain. La ville est d’une propreté impeccable. Vêtue d’une robe blanche à frous-frous qu’une brise marine taquine, une vieille Noire fume un imposant cigare. Une image de carte postale qui paraît ravir un groupe de vacanciers. Quelques musiciens, guitares, guiros et maracas à la main, complètent le tableau.
Cuba mise sur le tourisme. Depuis les années 1990, lorsque la chute du bloc soviétique priva le pays d’une part importante de ses revenus, les autorités ont entrepris une vaste réhabilitation de la Vieille Havane, classée par l’Unesco, en 1982, au Patrimoine mondial de l’humanité. L’historien Eusebio Leal Spengler mène l’opération de main de maître. Son obsession : éviter de faire du quartier un décor de carton-pâte pour amateurs d’exotisme. Alors il veille à maintenir un habitat populaire à côté des boutiques de luxe (Benetton ouvrira bientôt un magasin place Vieja) et des vieux palais transformés en hôtels quatre ou cinq étoiles, longtemps à l’usage exclusif des étrangers. Depuis qu’il a remplacé Fidel, son frère, à la tête de l’État, Raúl Castro (76 ans) a mis fin, le 1er avril, à cet « apartheid touristique ». Désormais, les Cubains sont autorisés à fréquenter les palaces. À condition d’en avoir les moyens. À quelque 150 euros la nuit, ils ne sont pas nombreux dans ce cas.
Dès le 2 avril, une poignée s’est pourtant hasardée à franchir le seuil de ces établissements de luxe, comme le Habana Libre, géré par la chaîne espagnole Melia. Sous le regard suspicieux de vigiles pas franchement avenants. « Pour le moment, on vient juste pour voir, raconte une mère de famille. C’est beaucoup trop cher pour nous. Mais c’est bien que cette discrimination ait cessé. »

Gadgets en tout genre
Depuis peu, les Cubains ont aussi obtenu le droit d’acquérir unÂÂ téléphone portable. On n’arrête pas le progrès ! L’ennui est que le coût d’ouverture d’une ligne avoisine 111 pesos convertibles (75 euros), soit six mois de salaire moyen. De même, la vente d’ordinateurs, de magnétoscopes, de lecteurs DVD, de fours à micro-ondes et autres gadgets électroménagers est enfin autorisée. Mais pour les grille-pain, les chauffe-eau et les climatiseurs, il faudra attendre 2010. La raison de leur interdiction, dans les années 1990, par Fidel Castro, ce grand contempteur de la société de consommation, était autant idéologique qu’énergétique. Même l’accès à Internet est aujourd’hui autorisé. Il est vrai que certains sites, notamment ceux des opposants de Miami, sont bloqués.
Ces réformes témoignent-elles d’une réelle volonté d’ouverture ? Ou d’une tentative d’instaurer un « communisme à visage humain » ? Il est encore trop tôt pour le dire. Les autorités martèlent sans se lasser le même message : oui, le changement est possible dans le cadre du système. Mais on imagine mal les Cubains se satisfaire de réformes symboliques alors que les tickets de rationnement restent en vigueur.
Quelques voix audacieuses s’élèvent. Celle, par exemple, de Yoani Sánchez (32 ans). Cette philologue de La Havane tient un blog désormais célèbre, Generación Y, hébergé par un serveur situé en Allemagne, desdecuba.com. Elle y évoque les difficultés de la vie quotidienne et dénonce l’insuffisance des réformes engagées par Raúl Castro. Son blog a dépassé les 8 millions de connexions, mais est inaccessible sur l’île depuis le 20 mars.
Une brise de contestation se lève, que les autorités tentent de canaliser. À la mi-février, Raúl en personne a invité deux cents étudiants à débattre « sans crainte » des insuffisances du régime. Du jamais vu ! Lentement, la liberté d’expression progresse, même si, pour l’exercer, il faut souvent jouer avec les règles et flirter avec la clandestinité. Les rappeurs du groupe Los Aldeanos (« les villageois ») en savent quelque chose.
Depuis cinq ans, les deux frères, Aldo et Bián, se produisent plus ou moins clandestinement, critiquent sans ménagement le régime, dénoncent le racisme et le sexisme de la société cubaine. Ils connaissent un vrai succès sur la scène underground, mais pas question d’annoncer publiquement leurs concerts à l’avance. L’information circule au sein d’un petit réseau efficace avant que le bouche à oreille ne prenne le relais.
La répression et la censure étant aujourd’hui plus subtiles, insidieuses, le groupe n’a jamais été menacé directement. « Il y a un peu plus d’un an, grâce au soutien du public, le régime a dû se résoudre à nous laisser participer à un concours d’improvisation, se souvient Aldo. C’est mon frère qui a gagné les éliminatoires, mais il n’a pas été autorisé à participer à la finale, au Venezuela. Reste que les choses ont quand même changé : il y a dix ans, nous aurions été pendus ! »

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« Dames en blanc »
Tee-shirt et bandana bleus, lunettes noires Prada et dreadlocks, Aldo affirme pourtant « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : Fidel ou Raúl, c’est pareil ! ». Une opinion partagée par Roberto, un mécanicien de 32 ans rencontré au détour d’une ruelle de la Vieille Havane. « Pour le moment, on ne voit rien venir. Personnellement, je n’attends pas grand-chose de Raúl maisÂÂ » Nous n’en saurons pas plus. Surgi de nulle part, un homme lui fait signe de se taire. Le geste de la main est discret mais dissuasif. Roberto blêmit, bafouille deux mots d’excuse et poursuit son chemin. Pour le moment, le changement n’a en effet rien d’évident.
Les « Dames en blanc », ces épouses de prisonniers politiques qui manifestent souvent le dimanche, ont pu le vérifier, le 21 avril. Spéculant sur un assouplissement du régime, elles avaient tenté de réclamer la libération immédiate de leurs maris. La réponse ne s’est pas fait attendre : elles ont été expulsées manu militari de la place de la Révolution par une brigade d’intervention entièrement constituée de femmes. Raúl Castro a averti qu’il ne tolérerait « aucune provocation »ÂÂ
Le 28 février, aux Nations unies, le nouveau gouvernement a ratifié le Pacte international sur les droits civils et politiques et celui sur les droits économiques, sociaux et culturels. Mieux, il s’est engagé à se soumettre, en mars 2009, au contrôle du Conseil (onusien) des droits de l’homme. Pourtant, de l’aveu même de la Commission (cubaine) des droits de l’homme, plus de 230 prisonniers politiques continuent de croupir dans les geôles castristes – et quelles geôles ! Quant au Centre de presse international, il continue d’« encadrer » de très près les journalistes étrangers. Les réformes, sans doute, mais dans certaines limites !

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