Où va l’USFP ?

Il y a eu deux congrès à Bouznika : le congrès des « éléphants » et celui du peuple de gauche. Dans le désordre et la crise, quelques signes d’espoir malgré tout.

Publié le 23 juin 2008 Lecture : 10 minutes.

La maladie qui frappe l’Union socialiste des forces populaires (USFP) depuis les élections législatives de septembre 2007 est entrée dans sa phase finale. L’USFP a réuni son 8e congrès, du 13 au 15 juin, mais n’a même pas été capable de désigner ses instances dirigeantes, ni Conseil national (CN) ni Bureau politique (BP). Aucun de ses leaders pressentis pour succéder à Mohamed Elyazghi, évincé en décembre 2007 – Abdelouahed Radi, Fathallah Oualalou, Habib El Malki ou encore Driss Lachgar -, n’a pris la parole devant les 1 362 congressistes ! Si l’on ajoute que jamais, dans les annales marocaines, congrès n’a été aussi mal organisé, on est tenté de conclure que le grand parti qui célèbre l’an prochain son cinquantenaire et qui n’a point démérité de la cause de la liberté au royaume de Hassan II a fait son temps. La relève ? Elle est dans tous les esprits. Le Mouvement de tous les démocrates (MTD) lancé par Fouad Ali El Himma est dans les starting-blocks. Son initiateur ne devrait plus hésiter à l’appeler « parti », puisque désormais la place est vacante, accueillante, toute chaude. Bref, l’USFP est morte, vive le MTD !
Voilà ce que va retenir l’opinion marocaine de ce qui s’est passé à Bouznika, station estivale entre Rabat et Casablanca, et que les journaux ne manqueront pas de relater dans les moindres détails. Quitte à bousculer les évidences, on nous permettra d’avancer à propos de ce 8e congrès une lecture moins catégorique.

Elyazghi ouvre le bal
D’abord, on a assisté à deux congrès bien distincts. Ils n’en faisaient qu’un lors de la cérémonie d’ouverture. Sous l’immense chapiteau, à la tribune sur­élevée, les membres du Bureau politique s’alignent en rang d’oignons. Sur le parterre, le peuple de gauche : les délégués représentent toutes les régions du royaume, des profs et des prolos, des jeunes et des femmes (cheveux au vent), des notables policés et des néocitadins rugueux. À vue d’Âil, la campagne semble l’emporter sur la ville.
Première surprise, c’est Mohamed Elyazghi qui prononce le discours inaugural. Il est présenté par son nom sans la moindre qualité ou titre. L’ancien chef de l’USFP ânonne une heure et demie durant un texte taillé dans le baobab. Pas un copeau ou une brindille de réflexion critique. À noter une attaque contre les islamistes accusés de dissimuler (« taqiya ») leurs accointances extérieures coupables. Une manière de suggérer qu’il n’est pas question de quitter le gouvernement pour se retrouver dans l’opposition avec les agents de l’étranger Est-ce pour autant le retour d’Elyazghi ? On a cherché plutôt à éviter qu’il n’apparaisse, après son limogeage, comme un bouc émissaire et, surtout, à réduire sa capacité de nuisance.
Après le « véritable » rapport du BP, le 8e congrès s’est divisé, mine de rien, en deux congrès, qui se sont tenus en des lieux séparés. Pendant que se poursuivait, sous le chapiteau, dans un désordre indescriptible, qui a failli plus d’une fois dégénérer en violence, le congrès du peuple et des sans-grade, se déroulait, dans les pavillons climatisés alentour, le congrès des « éléphants », pour employer le jargon des socialistes français. Et c’est le second congrès, informel, non déclaré, clandestin, qui va focaliser l’attention de tous, des délégués de Taroudant comme des journalistes de la place ou de la presse arabe de Londres.

la suite après cette publicité

Duel Oualalou-Radi
Un seul point à l’ordre du jour : le nouveau premier secrétaire. Trois candidats : Abdelouahed Radi, le plus âgé (73 ans), ministre de la Justice ; Fathallah Oualalou et Habib El Malki, plus jeunes et tous deux anciens ministres ; un quatrième larron, qui a longtemps dominé l’appareil du parti : Driss Lachgar. Pour les départager, le scrutin de liste est retenu. Chaque candidat doit présenter son équipe pour le BP (23 membres). C’est le congrès qui tranche. Ne sont retenues que les listes ayant obtenu 15 % des voix ; si la liste qui l’emporte dépasse 30 %, elle a droit à 51 % des membres du BP, les autres listes se répartissant le reste à la représentation proportionnelle.
D’emblée, la concurrence entre les candidats déclarés ou potentiels s’est réduite au duel Oualalou-Radi. Mais, alors que le premier s’impose une discrétion toute chinoise, le second a été au centre d’une agitation qui jure avec sa bonhomie naturelle. Il annonce son intention de quitter le gouvernement « en temps voulu », mais tant que sa démission n’est pas effective (de toute façon, elle ne dépend pas tout à fait de lui, puisque c’est le roi qui décide en dernier ressort), son initiative, d’abord mise à son crédit, apparaît ensuite comme une manÂuvre destinée à s’attirer la sympathie de la base. La démission annoncée lui vaut en tout cas le soutien de Ali Bouabid et de son groupe des « refondateurs ». Qu’il ne fasse, dit-il, qu’un demi-mandat de deux ans comble la jeune garde, pressée d’arriver aux commandes. En attendant, le fils du fondateur du parti se voit offrir la deuxième position sur la liste, mais décide de ne confirmer son adhésion que lorsqu’il en connaîtra la composition définitive. Habib El Malki n’a pas droit au même traitement de faveur. Il apporte lui aussi son appui au ministre de la Justice, mais, faute de recevoir une contrepartie convenable (en particulier la deuxième place réservée), il décide de se porter candidat.
Radi sera l’objet d’une sollicitude plus embarrassante de la part de Jamal Aghmani. Proche d’Elyazghi, à qui il doit son portefeuille (Emploi) dans le gouvernement, il a commencé par annoncer sa candidature et a entamé la formation de son équipe pour le Bureau politique. L’un des noms cités a un parfum de scandale : Omar Elyazghi, dont la principale vertu est d’être le fils de son père, et qui a déjà défrayé la chronique socialiste aux dernières législatives. Parachuté à Tanger, il a « ramassé une djellaba » et a fait perdre au parti une place forte. Trop, c’est trop, Ali Bouabid, qui ne peut décemment accepter de se retrouver en pareille compagnie, reprend sa liberté. Et Radi, qui espérait accroître ses chances d’être élu à la tête de l’USFP grâce aux amis de Mohamed Elyazghi, les voit plutôt s’affaiblir et laisse des plumes dans ces péripéties assez pénibles.
Cependant, la discrétion de Fathallah Oualalou se révèle payante. Un pointage effectué auprès de la commission préparatoire du Congrès le donne gagnant. En gros, 70 des 90 délégués de Casablanca lui seraient acquis ; à Rabat, ils sont 80 sur 170 ; à Agadir, 80 sur 100 ; la majorité dans l’Oriental, le Nord et au Sahara, la moitié à Fès, à Meknès, etc.
En vérité, les pronostics paraissent difficiles. Les intéressés sont les premiers à l’admettre. « Tout est possible », disent-ils de concert. De toute façon, ce qui se trame dans les pavillons doit encore être entériné sous le chapiteau. Les tractations entre éléphants, leurs alliances nouées et dénouées ont quelque chose de surréaliste. Ils se disputent candidats et listes sur la base d’un mode de scrutin qui n’est pas, on l’a peut-être oublié, adopté par les 1 362 délégués. Autrement dit, tôt ou tard, le congrès des éléphants sera obligé de se dissoudre pour se fondre dans l’autre congrès, le 8e congrès de l’USFP.

Une heure de charivari
Retour, donc, au chapiteau et à la réalité. Le congrès a basculé le dimanche 15 juin, troisième et dernier jour de l’agenda initial. On a assisté à l’irruption du parti historique, du parti des profondeurs. Sous forme de ces manifs que les « ittihadis » (militants USFP) avaient coutume d’organiser naguère, quand ils étaient dans l’opposition. À cette nuance près que ladite manif ne se déroule pas dans la rue contre l’adversaire, mais au cours de leurs assises pour conspuer les leurs. Les manifestants sont tout au plus trois cents, des jeunes, garçons et filles, déterminés, hurlant des slogans rimés. Le répertoire actualisé du parti y passe. Il est question de la fidélité à Bouabid (disparu en 1992), de Ben Barka (« C’est le Makhzen qui l’a tué »), du rejet de principe du gouvernement et du Parlement L’action du Premier ministre El Fassi est frappée de nullité, etc. Curieusement, de nombreux manifestants ne portent pas le badge des congressistes. Il s’agit visiblement d’une démonstration de force, inspirée, à en croire les initiés, par Driss Lachgar, l’ancien homme fort du parti, qui est hostile au scrutin de liste, dans lequel il voit une machination pour l’éliminer définitivement de la direction.
Au bout d’une heure de charivari, le président du congrès réussit à revenir à l’ordre du jour. « Après le temps des émotions et des sentiments, voici le temps des responsabilités. » Il procède au vote du rapport moral et financier. Mais il a tout le mal du monde à obtenir le calme quand il attaque, vers 18 heures, le projet de résolution sur la réforme du scrutin. Il parle d’« état d’urgence » et propose une procédure accélérée : un débat limité, deux pour et deux contre, puis vote. Immense tohu-bohu. Le président corrige et porte le nombre des intervenants à cinq dans chaque camp. Comble d’incohérence : on discute sans fin sur la manière de discuter et on gaspille le temps sous prétexte de le gagner. À un moment, un groupe envahit carrément la tribune. Il faut une bonne heure pour décider un débat ouvert à tous en limitant toutefois les interventions à deux minutes.
Ce sera le temps de la grâce. Un véritable miracle. Alors qu’on craignait le pire, le 8e congrès commence. Pendant deux bonnes heures se succèdent à la tribune des militants souvent jeunes. Hormis deux figures du parti, Abdelhadi Khayrat, ancien leader de la jeunesse, et Ahmed Zaïdi, ancien journaliste vedette de la télévision, qui dirige aujourd’hui le groupe parlementaire, ce sont des cadres qui constituent la colonne vertébrale de l’USFP. Des interventions solides, brillantes, à la fois rigoureuses et nuancées, dénotant une conscience politique aiguë, bref, ce qui fait le capital unique de ce parti accumulé pendant des décennies de combat.
Que disent les orateurs ? Le scrutin de liste est une idée noble dont on risque de faire un mauvais usage. La liste devrait se constituer sur l’adhésion à une plate-forme politique et nourrir les débats entre les courants. Or on n’a rien vu de tel. On a assisté à l’expression d’intérêts opportunistes et à des calculs politiciens, comme l’indique la transhumance entre les listes. Le nouveau mode de scrutin risque de favoriser la balkanisation et d’accroître les dissensions. Et puis ne va-t-on pas voir des personnages peu recommandables émerger à la direction à la faveur d’une liste adoptée en bloc ? Un vieux militant a tenu à lancer cette injonction en français : « Mehdi [Ben Barka], Abderrahim [Bouabid], Omar [Bengelloun, assassiné en 1975], réveillez-vous, ils sont devenus fous ! » Avant de dénoncer le caractère « suicidaire » du mode de scrutin envisagé. « Ne tuez pas l’USFP, s’exclame un autre ! Il faut vingt ans au moins pour avoir un parti de cette trempe. C’est un crime contre le Maroc et son projet de modernisation. Nous avons tous besoin de l’USFP. Même la monarchie, et elle le sait bien, a besoin de l’USFP. »

Non au scrutin de liste
Il est 21 heures. Vingt-deux orateurs ont pris la parole. Il en reste vingt-cinq. Le président propose d’arrêter là le débat. Et de passer au vote. Dans un souci de transparence, on vote à main levée avec le badge du délégué, région par région, sous le contrôle de tous. On commence par l’Europe : majorité pour la liste (23 contre 7). Après, le Sahara, qui vote comme un seul homme : pour à l’unanimité. Aussitôt, l’explosion. Un groupe de militants furieux prend d’assaut la tribune et empêche la poursuite du vote. On comprendra plus tard qu’ils accusaient la présidence de vouloir orienter les résultats en commençant par les régions réputées favorables à la liste. Lorsque le calme revient, on décide de suspendre la réunion « une demi-heure » pour dîner. La suspension durera six heures. Avant qu’on annonce que le congrès lui-même est suspendu pour six mois.
La décision du report n’a pas suscité la moindre objection. En fait, elle s’imposait. La moitié des délégués, en particulier ceux qui habitent les provinces lointaines, étaient déjà partis. À l’évidence, le scrutin de liste posait un problème. Les éléphants en ont beaucoup débattu entre eux, mais ont négligé d’en expliquer les conséquences à leurs ouailles. D’ailleurs, aussi bien Abdelouahed Radi que Fathallah Oualalou ont pris la mesure des difficultés et seraient disposés à y renoncer.
Curieusement, l’étalage de la crise et le mauvais effet provoqué par le report du congrès ne sont pas source de préoccupations au sein du parti. « Ce n’est pas grave. Nous sommes malades, nous sommes en crise depuis les élections et nous en sommes conscients. Il ne sert à rien de sauver les apparences, il faut s’attaquer au mal, et nous savons désormais comment. Grâce, précisément, à ce qui s’est passé au 8e congrès. » Voilà ce qu’on entendait le lendemain de ce dimanche 15 juin 2008, date de la mort annoncée de la gauche marocaine.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires