Le mystère Kengo
Après avoir fait l’essentiel de sa carrière politique au service du maréchal Mobutu, Léon Kengo wa Dondo est aujourd’hui président du Sénat. Un rôle prépondérant au sein du régime qui pourrait le pousser à nourrir d’autres ambitions…
Le 11 mai 2007, il y a un peu plus d’un an, un séisme secouait le monde politique congolais. Responsable de la « catastrophe », Léon Kengo wa Dondo, sénateur du Nord-Ubangi, un des anciens piliers du régime du maréchal Mobutu, venait, contre toute attente, d’être élu à la tête du Sénat, coiffant au poteau Léonard She Okitundu, le candidat de l’Alliance pour la majorité présidentielle (AMP), soutenu par le chef de l’État, Joseph Kabila. Le retour inattendu de l’ancien Premier ministre du Zaïre, devenu par là même le deuxième personnage de l’État, avait des relents de revanche. À 72 ans, après avoir quitté le pouvoir de manière peu glorieuse en 1997, Kengo se payait le luxe de contrarier les plans du camp présidentiel en l’empêchant de contrôler toutes les institutions du pays. Il imposait ainsi, ironie du sort, sa présence à ceux qui avaient combattu par les armes le régime auquel il appartenait (Joseph Kabila) ou s’y étaient opposés par des voies pacifiques (Antoine Gizenga).
Un an après, Kengo le libéral, le centriste, comme il aime se définir, étiqueté indépendant, semble avoir trouvé ses marques au point que, de l’avis général, le Sénat – tout comme l’Assemblée nationale – est une institution qui marche, si on la compare au gouvernement, accusé d’immobilisme. « Mon passé n’a pas été inutile, affirme l’intéressé. Comme procureur général de la République, j’ai appris à utiliser les angles. Comme diplomate, à les arrondir. Comme chef du gouvernement, j’ai su être très directif. Aujourd’hui, comme président du Sénat, je reçois une grande leçon de modestie. » On est loin du Kengo de l’époque Mobutu, considéré, à tort ou à raison, comme un homme ayant une très haute opinion de lui-même, distant, voire méprisant. Ayant manifestement besoin de chaleur humaine, il ne recule pas devant les bains de foule, comme en juin 2007, lorsqu’il est allé présider les cérémonies de la fête de l’Indépendance dans le chef-lieu de la province du Bandundu (Ouest). Ou lorsque, recevant le personnel du Sénat, il l’écoute chanter en lingala, manifestement ravi, « Nzambe aponi yo » (« C’est Dieu qui vous a élu »)Â
Mais qu’y a-t-il derrière cette métamorphose ? Kengo veut modeler le Sénat à son image, prouver que sa présence est « l’expression du droit à la différence ». Montrer qu’au Congo, aujourd’hui, « le pouvoir accepte que quelqu’un qui n’est pas de sa majorité puisse diriger une institution aussi importante que le Sénat et puisse faire entendre sa voix ». Cela passe par ce qu’il appelle « être à l’écoute des sénateurs, les laisser parler librement afin que des consensus se dégagent sur la meilleure façon d’élaborer les lois ». En séance plénière, il s’évertue à garder sa position de centriste pour que les clivages majorité-opposition n’apparaissent pas, au risque d’affaiblir le Sénat. Il entretient par ailleurs de bons rapports avec le président de l’Assemblée nationale, Vital Kamerhe, qui profite certainement de sa longue expérience. Kengo a le bras long et compte de nombreux amis au sein de la classe politique et du monde des affaires. D’où la rumeur selon laquelle il pourrait un jour (re)devenir Premier ministre dans un gouvernement d’ouverture. Son entourage affirme qu’il ne peut accepter une telle alternative que si l’ensemble de la classe politique le souhaite. Mais qu’en réalité cela ne l’intéresse pas beaucoup. Vraiment ?
Origines controversées
Léon Kengo wa Dondo, ex-Léon Lubicz, a souvent été au centre de controverses. La plus sérieuse naît sans doute en 1992, lors de la tenue de la Conférence nationale, quand les membres d’une sous-commission mettant en doute sa nationalité zaïroise décident de l’interpeller. Pourtant, quand il vient au monde le 22 mai 1935 à Libenge (Sud-Ubangi), dans l’actuelle province de l’Équateur (Nord-Ouest), trois sangs – trois fleuves dirait le poète – coulent dans ses veines. Celui de son père, médecin juif polonais formé à l’université de Liège (Belgique), recruté ensuite par les autorités coloniales belges et envoyé au Congo pour combattre la maladie du sommeil. Celui de sa mère, née d’un père congolais, soldat dans la Force publique, l’armée coloniale, et d’une mère tutsie rwandaise. Le chapitre de ses origines est pénible pour Kengo, qui l’évoque avec réticences. Quand il l’aborde, il s’évertue à préciser les choses : « Je dois mon éducation à mes grands-parents maternels, à ma mère et à son second mari, un militaire, qui fut un véritable père pour moi. » Son père biologique, il ne le reverra qu’en 1960, à l’indépendance du Congo belge. N’ayant, dit-il, aucun lien affectif avec le Rwanda ou la Pologne, il se rendra pour la première fois à Kigali en 1977, à l’invitation d’un ancien condisciple devenu procureur général de la République, puis dans les années 1990, pendant la guerre de l’Est, afin d’aborder la question des réfugiés avec les autorités rwandaises en sa qualité de Premier ministre du Zaïre. Son premier voyage en Pologne remonte à cette année, lorsqu’il a été invité par son homologue polonais.
A l’école avec Mobutu
Kengo entame ses études primaires dans sa ville natale de Libenge, en 1940. Mais les mutations successives de son père adoptif dans les différentes garnisons de l’Équateur (Mbandaka, Boende, Monkoto) rendent sa scolarité chaotique. Jusqu’à ce que sa grand-mère maternelle, qui tient un petit commerce, décide de l’avoir auprès d’elle. Elle l’inscrit au Groupe scolaire de Mbandaka (à l’époque Coquilathville) dirigé par les frères des écoles chrétiennes. Dans cet établissement, il compte parmi ses aînés un certain Joseph-Désiré Mobutu, le futur président du Zaïre. De cinq ans plus âgé, Mobutu est en sixième primaire et Kengo en quatrième. Mais ils n’ont aucune relation, « les aînés ne connaissaient pas les cadets », se souvient-il. En 1958, à la fin de ses études secondaires, Kengo monte à Léopoldville (Kinshasa), la capitale du Congo belge. Il rêve d’y gagner sa vie et, peut-être, de devenir médecin, comme son père. À cette époque, compte tenu de la politique belge en matière de formation des indigènes, l’élite congolaise n’est composée que de gens ayant fait des études primaires, secondaires ou professionnelles. Les cadres universitaires n’existent pas. Tout ce qu’il trouve, et il ne peut espérer mieux, c’est un poste de commis au parquet général. Et c’est déjà beaucoup.
Ascension fulgurante
Après l’indépendance, le 30 juin 1960, la mutinerie de l’armée, début juillet, provoque le départ des ressortissants belges. Un problème de cadres se pose. Kengo se retrouve substitut du procureur de la République au parquet de district de la capitale, ensuite substitut du procureur général près la cour d’appel. Il passe par l’École nationale de droit et d’administration où il obtient, en quelques mois, un diplôme d’études judiciaires, avant de demander une mise en disponibilité pour s’inscrire à la faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il en sort docteur en droit maritime et aérien. À son retour au Congo, Mobutu est déjà au pouvoir. En janvier 1968, il est recruté à la présidence en qualité de conseiller juridique. Mais trois mois plus tard, il est nommé procureur général près la cour d’appel de Kinshasa, avant d’être propulsé procureur général de la République. Sa fulgurante ascension commence.
En octobre 1971, le Congo-Kinshasa change de nom pour s’appeler Zaïre. Le Mouvement populaire de la révolution (MPR) est la seule organisation politique. De par ses fonctions, Kengo entre au Comité exécutif national du parti unique en 1972, puis au Bureau politique deux ans plus tard. En 1980, il est au Comité central du MPR. Promu président du Conseil judiciaire en 1977, il est désormais l’un des hommes les plus puissants du régime. Il veut dire le droit et moraliser la vie publique d’un pays déjà rongé par le « mal zaïrois ». L’appareil judiciaire devient, entre ses mains, un couteau à double tranchant. Il fait trembler des intouchables. Ainsi, au nom de la loi et de la morale, il n’hésite pas à envoyer en prison Luambo Makiadi, l’une des grandes stars de la musique zaïroise, pour exécution publique de « chansons licencieuses ». Cette audace frappe l’opinion, marque les esprits. Mais ses détracteurs ne voient qu’arrogance et suffisance dans sa démarche. Les étudiants de la faculté de droit de Kinshasa, où il enseigne, n’admettent pas qu’il fasse irruption dans l’amphithéâtre flanqué de ses gardes du corps. Ils n’ont pas compris que Kengo est un maniaque de l’autorité, de l’ordre et de la discipline, quelqu’un qui ne « badine pas avec le pouvoir ». En fait-il trop ? Sa nomination comme ambassadeur en Belgique, en 1980, ressemble à une sanction.
Sur le plan économique, le Zaïre est mal en point. Pour redresser le pays malade, Mobutu le fait revenir de Bruxelles pour le nommer Premier commissaire d’État (Premier ministre) en novembre 1982. Aussitôt, Kengo opte pour un traitement de choc : un programme d’ajustement structurel avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. La rigueur qu’il impose est telle que, pendant quatre ans, le Zaïre consacre la quasi-totalité de ses revenus au paiement de la dette extérieure. Sur le plan social, la situation est dramatique. La population crie famine. Machiavélique, Mobutu récupère le mécontentement populaire et déclare, en janvier 1986 : « On ne mange pas la rigueur. » Pour Kengo, c’est une gifle. En octobre, il comparaît en tant qu’accusé à la 13e session du Comité central du MPR. Cloué au pilori, l’incarnation de l’orthodoxie financière tombe. Mais ce n’est pas une chute libre, car il atterrit aussitôt aux Affaires étrangères, avant de se retrouver président de la Cour des comptes. Quels rapports entretient-il avec le chef de l’État durant cette période ? « Des rapports entre l’eau et le feu, résume-t-il. Autant il avait besoin de moi quand il y avait des crises majeures, autant il prenait ombrage de mes succès. Il estimait que j’empiétais sur ses prérogatives et craignait de me voir jouer un rôle beaucoup plus prépondérant. »
En 1988, Kengo revient à la primature et ressort les mêmes recettes avec l’aide, espère-t-il, du FMI et de la Banque mondiale. Mais ces institutions ne croient plus au Zaïre. Deux ans plus tard, le 24 avril 1990, se produit l’inattendu : Mobutu annonce la fin du parti unique, duquel il prend congé, et le début de la démocratisation. Il signifie à Kengo qu’il ne souhaite pas le voir piloter la transition. Le désormais ancien Premier commissaire d’État décide alors de voler de ses propres ailes. Il ironise : « Si le père fondateur du MPR prend congé de son bébé, les fils ou les disciples peuvent aussi prendre le large. » Il crée l’Union des démocrates indépendants (UDI). Pour Mobutu, il s’agit là d’une trahison.
« Il avait son caractère »
Après la Conférence nationale, en 1992, la transition s’enlise. L’affrontement entre Mobutu et Étienne Tshisekedi, le chef de l’opposition dite radicale, est permanent. Habile, Kengo profite de ce contexte pour se faire élire Premier ministre par le Haut Conseil de la République/Parlement de transition, le 14 juin 1994. Mobutu signe l’ordonnance de son investiture. La réconciliation est scellée. « De 1994 à 1997, affirme Kengo, le président Mobutu a très peu interféré dans ma gestion car il ne vivait plus à Kinshasa, mais à Gbadolite. Ses interventions étaient plutôt téléphoniques. Il avait son caractère, j’avais le mien, et il connaissait ma franchise. » Son retour aux affaires coïncide avec le génocide rwandais, puis l’éclatement de la guerre dans l’Est et l’effondrement du régime. Limogé à nouveau, il s’exile en Belgique en avril 1997, un mois avant la chute du dictateur.
Difficile exil
Selon Kengo, le mobutisme ne peut être assimilé à un simple règne de prédateurs. Pourtant, il se trouve encore nombre de Congolais pour affirmer que sa politique de rigueur lui aurait permis de toucher des commissions sur chaque dollar remboursé ! Alors, s’est-il enrichi ou non ? Un de ses amis, ancien ambassadeur en Belgique, répond : « Chez nous, dès qu’un homme sort du lot, on dit qu’il a détourné les fonds publics. Personne dans ce pays n’a hérité de son père. Kengo a travaillé depuis sa jeunesse et occupé des fonctions bien rémunérées. Certes, il a aussi bénéficié de la générosité du maréchal Mobutu. Mais, dans le fond, c’est un homme intègre. » « L’exil, reconnaît l’ex-Premier ministre, n’est jamais facile. C’est un moment d’introspection qui m’a permis de faire mon autocritique. J’ai mis beaucoup d’eau dans mon vin. » L’exil, c’est également, en 2003, des poursuites judiciaires en Belgique pour blanchiment d’argent, qui se termineront par un non-lieu. « Le pays qui m’accueillait ne voulait pas avoir de problèmes avec le nouveau pouvoir de Kinshasa », commente l’intéressé.
À l’instar de beaucoup de Congolais, Kengo wa Dondo reste convaincu que le maréchal Mobutu « a forgé la conscience nationale, sans laquelle ce pays aurait déjà éclaté », même s’il n’a pas su « écouter le peuple et répondre à ses aspirations ». Il se rappelle que le maréchal souhaitait être enterré à Gbadolite, à l’extérieur de sa résidence, devant la crypte Marie-la-Misécorde. « Mais je doute fort, souligne-t-il, que les conditions soient aujourd’hui réunies pour le retour de ses cendres. Si son corps est rapatrié un jour, il doit recevoir un accueil digne de sa stature. Qu’on le veuille ou non, il a marqué l’Histoire. »
À ceux qui prétendent que ses rencontres avec le président Joseph Kabila sont pénibles parce qu’ils n’ont que peu de chose en commun, Kengo répond par un argument tiré du droit constitutionnel : « Un entretien avec un chef d’État est un colloque singulier. Lui peut révéler ce que nous nous sommes dit, alors que moi je n’ai pas ce droit. » Même réserve quand il s’agit d’émettre un avis sur l’action du Premier ministre, Antoine Gizenga. « C’est un homme très sympathique. Le président l’a nommé, il a obtenu l’investiture de son gouvernement et détient une majorité. Il ne m’appartient pas de le juger. » S’il fait usage de son devoir de réserve, le président du Sénat sort parfois de ses gonds, surtout quand le régime qu’il a servi autrefois fait l’objet de critiques acerbes : « N’est pas leader qui veut. Le leadership doit être exercé. Si on observe comment la République actuelle a commencé et comment elle fonctionne, aucune comparaison avec nous n’est possible. Si ceux qui ont été élus ou nommés ne font pas leur travail en fonction des promesses qu’ils ont faites, les prochaines échéances seront cruelles. » Après l’arrestation de Jean-Pierre Bemba, qu’il avait soutenu à la présidentielle de 2006, il en a appelé à la solidarité de tous les sénateurs et insisté, en bon légaliste, sur la présomption d’innocence.
L’expérience de la vie a appris à Kengo wa Dondo que la meilleure force que l’on puisse avoir, ce n’est ni la richesse ni l’aisance, mais les relations. Pour les entretenir, il ne renvoie jamais quiconque va le voir. Il assiste aux cérémonies de deuil comme aux mariages des uns et des autres pour resserrer les liens. Amateur de vin, il offre toujours une bonne bouteille à ses visiteurs, avec cette particularité qu’il ne boit jamais plus d’un verre. Sous ses airs austères se cache un bon vivant, volontiers boute-en-train. Marié et père de six enfants, dont deux sont médecins, Kengo dévore les biographies, les livres d’histoire et les romans. Est-il au bout de son parcours, lui qui affirme avoir choisi de se mettre désormais à l’écoute des autres ? En 2006, il voulait se présenter à l’élection présidentielle, avant de changer d’avis. « C’est un homme qui sait se battre et qui a de l’ambition, explique l’un de ses anciens adversaires. Mais il a aussi un vrai handicap : ceux qui sont susceptibles de le soutenir, ce sont les cadres. Le peuple, lui, ne le connaît pas. » Quant à l’intéressé, sa position est plus qu’énigmatique : « En tant que catholique pratiquant, je pense que le futur appartient à Dieu. »
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