L’Afrique face au cas Mugabe

Son bras de fer avec les Occidentaux a valu au président zimbabwéen un réel prestige auprès de l’opinion africaine. Mais, depuis sa déroute aux élections du 29 mars, le vent tourne. Le front des chefs d’État jusqu’ici solidaire du « Vieux Bob » se fissure.

Publié le 23 juin 2008 Lecture : 6 minutes.

« Avant, les gens l’aimaient bien, mais aujourd’hui ils disent qu’il a dépassé les bornes. » Alioune Tine, le leader de la Raddho (Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme) à Dakar, fait partie des gens qui admiraient Robert Mugabe, le héros de la lutte de libération du Zimbabwe. Comme beaucoup, il pensait que la réforme agraire de 1997 était nécessaire. Comme beaucoup, il trouvait suspect l’acharnement des Britanniques et des Américains contre le père de l’indépendance. Mais, depuis quelques mois, c’est la grande désillusion. « Il y a même des gens qui se demandent si Mugabe n’est pas devenu fou », dit-il. Comme tant d’autres, Alioune Tine cherche à comprendre.
Le 8 décembre 2007, quand il pénètre dans le Pavilhão Atlântico du centre de conférences de Lisbonne, Mugabe le vieux lion réussit encore un joli coup. Après un bras de fer de sept ans, il s’impose à un sommet Europe-Afrique et oblige le Premier ministre britannique à boycotter la réunion. Le lendemain, en séance plénière, il se paie le luxe de lancer à ses interlocuteurs européens : « Votre arrogance doit cesser. Le Zimbab­we ne sera plus jamais une colonie. » Plus d’un chef d’État africain sourit d’aise, et le président congolais, Denis Sassou Nguesso, confie à J.A. (n° 2448) : « Je connais Mugabe. Il ne fallait pas aller le chercher. »
Mais six mois plus tard, alors que les mêmes chefs d’État s’apprêtent à se réunir au sommet à Charm el-Cheikh, en Égypte, le vent tourne. Au lendemain du premier tour de la présidentielle du 29 mars dernier, l’opposant Morgan Tsvangirai a fait la démonstration de sa force. En Afrique, quand un opposant réussit à faire 48 % des voix, tout le monde sait qu’il est majoritaire, dit la vox populi.
Tsvangirai est-il une « marionnette » des Occidentaux, comme l’affirme Mugabe ? « Le premier tour a montré qu’il fallait prendre Tsvangirai au sérieux. On ne peut pas aller contre la volonté du peuple », estime le « patriote » ivoirien Eugène Djué, qui a pourtant soutenu Mugabe pendant de longues années. « Quand on donne des terres à des gens qui ne savent pas les exploiter, il ne faut pas s’étonner du résultat. Les Africains sont de plus en plus exigeants avec leurs hommes politiques. Les slogans ne suffisent plus », analyse le député tchadien Saleh Kebzabo.
Robert Mugabe a-t-il au moins l’excuse de la dette coloniale ? « Bien sûr, on nous dira que si le héros de la guerre d’indépendance a mal tourné, c’est aussi parce que l’ancien colonisateur britannique n’a pas respecté les engagements de Lancaster House en faveur d’une redistribution des terres. Mais est-ce une raison suffisante pour ruiner son pays et martyriser son propre peuple ? » lance le journal burkinabè L’Observateur Paalga.
Le 12 juin, lors d’un meeting, le chef de l’État zimbabwéen annonce que les vétérans prendront les armes s’il perd le second tour. « Mais c’est du chantage ! Cet homme devient dangereux pour son pays ! » s’exclame Alioune Tine. « C’est un hold-up au prix d’une guerre civile », écrit le journal San Finna à Ouagadougou. « On ne s’accroche pas au pouvoir comme ça. C’est trop vulgaire. C’est une honte pour l’Afrique », renchérit le Tchadien Saleh Kebzabo. « En fait, Robert Mugabe se croit tout permis car, en Afrique, personne ne s’oppose à lui », se désole le Sénégalais Alioune Tine.
Si l’opinion publique est en train de tourner, il est vrai que le club des chefs d’État africains, dans l’ensemble, reste solidaire du « Vieux Bob ». Comme dit la Raddho, « sur les violences au Zim­babwe, le silence de Jean Ping, le nouveau président de la Commission africaine, est assourdissant » (voir pp. 27).
Officiellement, les chefs d’État se taisent par souci d’efficacité. Un haut diplomate africain confiait, la semaine dernière, lors du sommet de la Cen-Sad à Cotonou : « Les Occidentaux n’ont rien compris. Ce n’est pas en hurlant qu’ils feront entendre raison à Mugabe. Au contraire, ils vont le braquer un peu plus. Ce qu’il faut faire avec lui, c’est du huis clos et de la diplomatie tranquille, à la façon du Sud-Africain Thabo Mbeki. » Est-ce la seule raison de ce silence ? « En réalité, suggère un observateur, si nombre de chefs d’État s’abstiennent de critiquer Mugabe, c’est surtout parce qu’ils savent que leurs propres pratiques les exposent à la plupart des reproches faits au dirigeant zimbabwéen. »
Cela dit, depuis l’an dernier, le front des chefs d’État pro-Mugabe commence à se fissurer. Le premier coup de marteau est venu du président zambien, Levy Mwanawasa. « Le Zimbabwe ressemble au Titanic en train de sombrer », a-t-il lancé. Fureur à Harare. Depuis, Mugabe refuse de prendre Mwanawasa au téléphone.
Deuxième coup, beaucoup moins rude celui-là. En novembre 2007, le président sénégalais, Abdoulaye Wade, a fait le voyage de Harare et a tenté une médiation entre les deux frères ennemis du Zimbabwe. Robert Mugabe l’a éconduit poliment, mais le message est passé. « À l’époque, je l’ai critiqué, dit aujourd’hui Alioune Tine. Mais au moins Wade a-t-il eu le mérite de tenter quelque chose. » Le 13 juin dernier, le gouvernement sénégalais a appelé le pouvoir zimbabwéen « à la retenue ».
Troisième coup, peut-être le plus retentissant. Le 12 juin, le chef de l’État ougandais, Yoweri Museveni, a reconnu, sur la BBC, que le second tour de la présidentielle zimbabwéenne s’annonçait très mal et a lâché : « Si Robert Mugabe perd l’élection, il doit partir. » Cette petite phrase est particulièrement dure, car elle vient de l’un des amis les plus fidèles de Mugabe. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 1986, Museveni a toujours considéré Mugabe comme un grand frère, voire un modèle. En entendant cela, le doyen de l’Afrique australe n’a pas dû en croire ses oreilles. Comme il a dû découvrir avec consternation les propos du Premier ministre kényan, Raila Odinga, qui, en visite aux États-Unis, a déclaré le 17 juin que « le Zimbabwe est une horreur sur le continent africain, [Â] l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire ». Sans doute s’est-il consolé en se disant que son puissant voisin, le Sud-Africain Thabo Mbeki, restait à ses côtés (voir encadré ci-dessous). Vu de Harare, c’est bien le plus important.
Si Robert Mugabe a l’oreille fine, peut-être a-t-il entendu un dernier appel. Certes, il n’émane pas de chefs d’État en exercice, mais il en dit long sur son « dévissage » dans l’opinion publique du continent. Pour la première fois, le 13 juin dernier, quarante-cinq personnalités africaines ont condamné les violences de la campagne présidentielle en cours et ont réclamé un scrutin libre et équitable, en présence « d’un nombre suffisant d’observateurs indépendants ».
Les signataires ne sont pas n’importe qui. Outre quelques grandes voix comme la Béninoise Angélique Kidjo et le Sénégalais Youssou N’Dour, ou quelques figures de la société civile comme la Kényane Wangari Maathai, on y trouve surtout d’anciens camarades de combat de Robert Mugabe au temps de la lutte antiapartheid : le Zambien Kenneth Kaunda, le Mozambicain Joaquim Chissano, le Sud-Africain Desmond Tutu et l’épouse de Nelson Mandela, Graça Machel. Sans oublier les deux derniers secrétaires généraux de l’ONU, Kofi Annan et Boutros Boutros-Ghali.
En fait, au bas de cette pétition, il ne manque que la signature de Nelson Mandela lui-même. « Peut-être ne veut-il pas gâter son nom en participant à une entreprise qui risque d’échouer », suggère Alioune Tine. Ou peut-être se réserve-t-il pour le coup d’après En tout cas, un homme a dû se sentir un peu seul en découvrant cet appel. C’est le chef de l’État sud-africain, Thabo Mbeki.
Évidemment, il est plus facile de lancer un tel appel quand on n’est plus aux affaires. Mais qui sait si cette démarche n’encouragera pas certains chefs d’État à sortir de leur réserve ? Dans la nouvelle génération, on s’interroge. « Comment peut-on rester si longtemps au pouvoir ? » se demande en privé le Béninois Thomas Boni Yayi. L’un de ses prédécesseurs, Nicéphore Soglo, a signé l’appel des quarante-cinq et déclare tout de go : « Tout le monde sait ce que Robert Mugabe a fait pour son pays et le rayonnement de l’Afrique. Nous voulons qu’il quitte la scène avec dignité et la tête haute. » Sous-entendu : attention à l’élection de trop !
Reste une autre issue, moins avouable. Certains chefs d’État, comme le Sud-Africain Thabo Mbeki, le Togolais Faure Gnassingbé et quelques « anciens » du continent proposent discrètement un scénario à la kényane : Mugabe à la présidence et Tsvangirai à la primature. « En Afrique, un dictateur ne cède pas le pouvoir. Tout au plus, fortement contraint, il le partage ! Telle semble être la loi non écrite observée par le syndicat des chefs d’État », écrit le journal burkinabè San Finna. « Mais alors, à quoi bon des élections ? » demande Alioune Tine.

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