Dakar, la vie à deux vitesses

Les grands travaux réalisés sous la présidence d’Abdoulaye Wade ont transformé la capitale. Mais de la Corniche à Pikine tout le monde n’en profite pas de la même manière.

Publié le 23 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

À 18 heures, la route de la Corniche donne à Dakar des airs de station balnéaire. Le long de l’océan, un couple de toubabs – les « Blancs », en wolof – sort son vieux chien, deux amoureux rêvent main dans la main, une troupe de joggeurs double des adeptes de marche rapide qui avancent à pas saccadés, emmitouflés dans des blousons d’hiver par 25 degrés. Un paysage de cité bourgeoise où il fait bon vivre, que complètent des bougainvillées rose vif et, au loin, la silhouette d’une grande roue sur fond de soleil couchant.
« Maintenant, les gens ont le goût de sortir », commente Pape. Pour ce promeneur du samedi en boubou blanc, « maintenant », c’est « depuis l’achèvement des chantiers du sommet de l’OCI (Organisation de la conférence islamique) », que Dakar a accueilli du 8 au 14 mars dernier. L’événement proprement dit n’a donné lieu qu’à des déclarations de bonnes intentions des 57 États membres sur la solidarité entre pays musulmans. En revanche, il a été, pour la Corniche et ses abords, l’occasion de travaux pharaoniques, entamés il y a près de deux ans. Nouveaux échangeurs, nouveaux ronds-points, nouveaux « toboggans » – des tunnels -, routes élargies et réhabilitées : un lifting à faire oublier que Dakar est la capitale d’un pays où 67 % des 11,6 millions d’habitants n’ont pas accès à l’électricité et 60 % des adultes ne savent pas lire. De ces réalisations, le président Abdoulaye Wade, élu en 2000 et réélu en février 2007, est fier : sur une affiche placardée entre une réclame pour du fromage industriel et une autre vantant les bienfaits d’une eau minérale, il souhaite encore la bienvenue aux invités du sommet. Mais pour la majorité des 2,5 millions d’âmes de l’agglomération dakaroise, la Corniche est une vitrine à l’usage de quelques-uns, c’est tout.

La litanie des banlieusards
Assise sur le pas de la porte de sa maison de Thiaroye-sur-Mer, dans la banlieue populaire de Pikine – atteinte, depuis le centre de la capitale, après quarante-cinq minutes de bouchons -, Fatou se moque bien des grands travaux. « Nous, les habitants de la banlieue, ça ne nous sert à rien toutes ces nouvelles routes, ironise cette ancienne championne d’athlétisme reconvertie en femme de chambre. Pour aller à mon travail, il y a toujours autant d’embouteillages. » À côté, sa mère, vieille femme à la peau ridée et à l’esprit alerte, réfléchit en regardant l’océan : « Ce n’est pas ça qui les retiendra. » La « maman » fait référence à ces « moins de 30 ans » qui, depuis la plage bordant la maison, s’embarquent sur des pirogues et meurent parfois en tentant d’atteindre l’eldorado européen. Rien qu’à Thiaroye, ils sont près de 200 à avoir ainsi pris la mer depuis 2005. Dans la banlieue mitoyenne de Guediawaye, les « grands travaux » sont accueillis avec le même fatalisme. « Si tu as des kilomètres de route et que personne n’a de voiture, ça ne change rien », résume Thiaye, un jeune footballeur. L’occasion de fustiger les dépenses inutiles du régime est trop belle pour que l’opposition ne fasse pas écho à la litanie des banlieusards. « C’est bien beau de construire le long de la Corniche à coups de milliards, peste Abdoulaye Bathily, candidat vaincu à la présidentielle de 2007, avec sa virulence habituelle. Mais à qui cela profite-t-il ? »
Régulièrement, le Fonds monétaire international enjoint à l’État de contenir ses dépenses. Le dernier rappel du représentant de l’institution dans le pays remonte à la mi-mai. Dans la presse, il a critiqué tour à tour le niveau des subventions, le train de vie de l’État et les factures impayées dues au secteur privé (dont le montant total est estimé à 150 milliards de F CFA). Pour ce haut fonctionnaire, la situation des finances publiques est grave, et l’équilibre entre les dépenses et les recettes en danger. À lire les slogans qui s’affichent dans Dakar et résonnent dans les discours de l’équipe au pouvoir, le Sénégal est pourtant le pays de tous les changements possibles. Les habitants sont frappés, comme tous leurs voisins en Afrique, par la cherté de la vie et la crise alimentaire ? En petit père du peuple, Abdoulaye Wade leur promet la panacée : la Grande Offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (Goana), dont il décline les objectifs irréalistes sur des posters placardés dans la capitale. « Deux millions de tonnes de maïs, trois millions de tonnes de manioc, etc. », promet-il, le bras droit levé vers un avion représenté sur un ciel bleu assorti à sa tenue. L’État manque de ressources financières ? Il n’a qu’à quitter l’Asecna (Agence pour la sécurité et la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar). En novembre dernier, le Sénégal s’est retiré de cette coopérative panafricaine née en 1959, parmi les plus efficaces sur le continent, dont la mission est de gérer l’espace aérien de ses 18 membres et dont le siège est établi à Dakar. Objectif du gouvernement : rapatrier dans les caisses publiques les redevances prélevées par l’Asecna correspondant au survol de l’espace aérien sénégalais. Une solution que tous les spécialistes jugent contre-productive, parce qu’elle priverait le pays d’une expertise et mettrait à mal un système économique perfectible mais efficace. Le Maroc et le Sénégal ne parviennent pas à s’entendre pour la gestion d’Air Sénégal International (ASI), dont ils sont tous les deux actionnaires ? Dakar n’a qu’à racheter les parts de Rabat et gérer, seul, la compagnie. La décision, annoncée en octobre dernier avec des accents patriotiques, n’a toujours pas été suivie d’effets.

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Solutions alternatives
« Le chef de l’État annonce des solutions populistes sans prendre le temps de consulter en amont », commente un intellectuel qui souhaite garder l’anonymat. Cette façon de procéder irrite jusque dans le camp présidentiel : « Moi-même je suis tenu à la réserve, témoigne le conseiller d’un ministre. Mais, je vous le dis, il n’y a plus de dialogue. »
Sous la houlette de la présidence, des programmes successifs ont été lancés pour entraîner l’économie, surtout dans l’agriculture. Aujourd’hui, pourtant, rares sont ceux qui croient encore à leur efficacité : « Pourquoi ne pas produire du pétrole et des diamants et distribuer du thieboudiène à la population ? » ironise Malik, membre de l’Alliance des forces de progrès (AFP), le parti d’opposition de Moustapha Niasse. Avec l’ambition de proposer des solutions alternatives aux problèmes du pays – cherté de la vie, chômage, émigrationÂÂ -, l’opposition et la société civile organisent, depuis le 1er juin, des assises nationales. « J’espère que le problème du rôle des partis politiques va être abordé », confie un ex-conseiller du chef de l’État. Manière d’encourager l’opposition à faire son autocritique, et à ne pas se complaire dans la dénonciation systématique du régime. « Quoi qu’on en dise, le président parle beaucoup, mais au moins il a lancé des chantiers après vingt ans d’inertie », conclut notre interlocuteur.

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