Vingt-quatre heures à Bagdad

Samedi 31 mai, sept semaines après la fin de la guerre. Quelques policiers irakiens font régner un semblant d’ordre, appuyés par 30 000 GI’s. Le danger, les combines sont partout. De l’aube à la nuit, c’est la grande débrouille.

Publié le 25 juin 2003 Lecture : 9 minutes.

3 h 30. Melkon Kurken Melkonian, 47 ans, chrétien arménien, professeur de calcul avancé à l’université de technologie de Bagdad, s’arrache à son lit pour se préparer à donner son cours à 10 h 30. Il n’a qu’une obligation, mais elle lui prendra des heures : faire le plein de sa Passat 1987 blanche dans une ville où règne la pénurie d’essence. Quand il arrive à la station-service, une heure plus tard, il constate qu’il est le 44e dans la file d’attente. La plupart de ceux qui le précèdent ont dormi sur place dans leur véhicule. La station-service ouvre à 8 heures.
6 heures. La petite Jenan Hussein, 6 ans, n’ira pas à l’école aujourd’hui. Il n’y a plus de gaz à Sadr City pour faire la cuisine. Sadr City, c’est un faubourg chiite misérable, l’ancien Saddam City. La mère de Jenan l’a envoyée ramasser du bois dans les broussailles voisines.
6 h 30. Melkonian fait toujours la queue. Il s’étonne : il n’a fallu que vingt-deux jours aux États-Unis pour occuper l’Irak, mais, deux mois après, il n’y a toujours ni sécurité, ni électricité, ni essence. À cet instant, un tank américain s’installe devant la station-service pour éviter tout incident lorsqu’elle ouvrira ses portes. Six soldats américains feront la police dans la file d’attente toute la journée. Elle compte actuellement au moins deux cents voitures dans les deux sens.
7 h 35. Le soldat Adam Millison, 19 ans, de San José, Californie, serre sa mitraillette contre lui. Il monte la garde devant le Palais républicain, jadis centre de commandement de Saddam Hussein, aujourd’hui QG des forces d’occupation. Il est en Irak depuis moins d’une semaine. Sa mission : faire régner l’ordre dans la file d’attente. Le premier à se présenter est un petit bonhomme du nom de Ali Subhi. Il y a onze jours, des soldats américains ont emmené sa vieille Chevrolet tombée en panne devant un poste de contrôle. Depuis, il est venu tous les jours demander où elle était. Cette fois, on lui dit de repasser dans deux mois. Sans explication.
7 h 53. Mohamed Hussein attend, assis derrière sa table installée sur le trottoir. Devant lui, une pile de formulaires de cartes grises en blanc et de tampons d’apparence officielle. Le long du trottoir, une file de voitures volées que ses compatriotes irakiens viennent vendre ici chaque jour. Après chaque transaction, Mohamed agrafe la photo de l’acheteur à la carte grise, lui donne un coup de tampon et empoche quelques dinars irakiens. Le document fera office de titre de propriété en cas de contrôle par des policiers irakiens ou des soldats américains.
Mohamed Hussein dispose d’un assistant, Ali Abdelzahra, qui, lui, vend des plaques d’immatriculation volées.
8 h 35. Huda Abdelsattar, voile noir sur la tête et robe à fleurs, attend ses élèves à l’entrée de l’école primaire de la Nouvelle Promesse. Le samedi est pour les musulmans le premier jour de la semaine. Comme dans toutes les écoles du monde, les mères qui ont accompagné leurs enfants en profitent pour bavarder un peu. Mais ces mères-là attendront les deux heures que dure, actuellement, la journée scolaire : elles ont peur qu’on ne leur enlève leur progéniture. Hela Najib Habib, dont la fille, âgée de 10 ans, fréquente cette école, raconte que, la semaine précédente, dans l’école où va son fils, un garçon de 13 ans a été kidnappé. « Des hommes sont arrivés en voiture, explique-t-elle, et l’ont embarqué. Personne ne sait où il est, ni même s’il est encore vivant. »
8 h 45. Niama Kazim est assis derrière une petite table métallique, place Firdaous, de l’autre côté de la rue où les troupes américaines ont démoli la statue géante de Saddam Hussein. Avant, il achetait et vendait des voitures. Maintenant, il achète et vend des dinars et des dollars sous un parapluie rouge orné du slogan des barres Kit-Kat, « Take a Break ».
Des étudiants des Beaux-Arts ont construit une étrange version en béton de la statue de la Liberté, à l’emplacement de la statue de Saddam, et l’ont peinte en bleu. Niama trouve qu’elle « enrichit le paysage ».
À l’ouverture, le dollar valait 1 300 dinars. On était loin du niveau record de 900 dinars pour 1 dollar d’il y a trois semaines, mais loin aussi des 4 000 dinars le dollar pendant la guerre. Niama a des piles de dinars sur sa table et d’autres liasses dans une boîte. Son argent américain, environ 2 000 dollars (1 710 euros), est à l’abri dans un tiroir. « C’est ma seule sécurité », dit-il en montrant les troupes et les tanks qui gardent l’hôtel Palestine, sur la place.
9 h 15. Melkonian a enfin fait le plein d’essence.
9 h 20. Le sergent Steve Adams s’arrête dans un lycée du quartier bourgeois Al-Bayah, où il est en patrouille avec son escouade de la 1re division blindée d’infanterie. Il doit annoncer qu’une réunion aura lieu dans deux jours à la mairie du quartier pour élire des représentants locaux qui étudieront avec les Américains les problèmes posés notamment par la sécurité et la collecte des ordures.
La directrice arrive avec deux professeurs. Le sergent Adams, 35 ans, originaire du Wisconsin, s’explique en anglais. Aucune des trois Irakiennes ne parle un mot d’anglais, et il n’y a pas d’interprète. Pendant quelques minutes, Adams tente de lire l’adresse, écrite en arabe, du gymnase où aura lieu la réunion. Puis renonce, et s’en va.
10 heures. Plus de mille employés du ministère de la Santé manifestent dans la cour du bâtiment. Les autorités d’occupation ont confirmé dans leurs fonctions plusieurs salariés du ministère membres du parti Baas. « Nous refusons absolument de travailler avec ces gens-là ! » crie un radiologue, le Dr Tarek el-Mehdawi, en brandissant une liste de fonctionnaires du ministère qui, dit-il, auraient collaboré avec la police secrète du régime. À l’autre bout de la ville, au même moment, des manifestants du ministère de l’Information demandent exactement l’inverse : plus d’indulgence pour les ex-baasistes.
10 h 25. Scène de cauchemar sur le boulevard Dora, qui relie le sud de Bagdad à l’autoroute menant au sud de l’Irak. Un poste de contrôle militaire américain installé sur les voies en direction du nord a provoqué un bouchon de plusieurs kilomètres. Les voitures et les camions tentent de faire demi-tour pour emprunter en direction du sud les voies qui mènent vers le nord jusqu’à ce qu’ils puissent emprunter vers le nord les voies qui vont vers le sud. C’est une nouvelle manière de faire à Bagdad. Il n’y a plus ni sens uniques ni sens interdits.
11 h 10. Journée particulière pour la capitale irakienne : il y a des nuages. Mais il fait dans les 38 °C. Le sergent Adams et sa patrouille marquent une pause. Ils sont trempés de sueur sous leurs gilets pare-balles.
Hamid Haddid, un retraité de 63 ans, sort de chez lui et leur apporte un pichet d’eau glacée et des verres. Les soldats boivent, certains disent « merci » en arabe. Hamid revient, quelques minutes plus tard, avec un plateau rempli de petits verres de thé sucré, gâterie irakienne.
Hamid raconte à un visiteur que son fils, 32 ans, est à l’hôpital. Il a été blessé de deux balles par des soldats américains qui ont tiré sur son pick-up Nissan blanc. Il montre les traces des balles et celles du sang de son fils sur le siège. « J’ai fait un séjour de trois mois en Grande-Bretagne, raconte-t-il, et j’admire les Anglais et les Américains. »
14 heures. Niama, le changeur, s’apprête à manger un morceau de poulet rôti avec du riz. Ses tiroirs sont maintenant pleins à craquer de dinars. Le cours a légèrement évolué : il en faut à présent 1 320 pour 1 dollar. Des messagers venus du principal marché de change, non loin de là, l’avertissent toutes les deux heures des fluctuations du cours. Son explication de la baisse : les gens ont besoin de dollars pour acheter des postes de télévision, des climatiseurs et des voitures. Il pense que le dinar va encore chuter.
15 h 34. Ali Hussein, 22 ans, le frère de la petite Jenan que sa mère a envoyée ramasser du bois, entre dans la cour de la mosquée Hekma, dans le centre de ce qui était Saddam City. Il demande timidement l’autorisation de parler au cheikh Abdelzaher el-Sweyadi. Sa soeur n’est toujours pas rentrée.
Le cheikh Sweyadi, la seule autorité du voisinage, prend le micro du haut-parleur de la mosquée. D’une voix claironnante, il lance aux alentours : « Frères et soeurs, si vous avez des nouvelles de la petite Jenan Hussein, qui est âgée de 6 ans et qui a disparu, prévenez cette mosquée. »
Ali explique que son autre soeur a été enlevée il y a trois ans. Elle avait 10 ans. On l’a retrouvée à la suite d’un coup de téléphone anonyme à la police. Aujourd’hui, il n’y a plus de téléphone, et plus guère de police. « Cela se produit tout le temps, explique le cheikh Sweyadi. Nous ne saurons probablement jamais ce qui est arrivé à Jenan. »
16 h 55. Les dernières images d’un obscur western de la fin des années quatre-vingt-dix défilent sur l’écran du cinéma Sindbad, dans le centre de Bagdad. Normalement, ce devrait être le début d’une profitable soirée. Mais le Sindbad, comme les autres cinémas de la capitale, va fermer avant la tombée de la nuit. « C’est trop dangereux par ici quand il fait noir », explique le directeur, Ahmed Tarek Ali. Du doigt, il montre un groupe de voleurs à la tire qui traînent de l’autre côté de la rue.
Le hall est décoré d’affiches maison qui montrent les scènes les plus osées : les embrassades et les baisers qui pourraient donner à penser qu’il s’agit d’un film pornographique. Le clergé chiite de Sadr City est tellement scandalisé par les cinémas tels que le Sindbad qu’il a fait placarder à l’entrée de certains des fatwas qui les menacent d’un grave châtiment s’ils ne ferment pas. Quelques jours auparavant, on a lancé une grenade sur le guichet du Sindbad. Personne n’a été blessé, mais les dégâts sont encore visibles.
Ali reprend le refrain désormais familier : « S’il y avait un tank américain, un seul, dans cette rue, cela ne se produirait pas. »
17 h 40. Ziyad Alawi, un vendeur de légumes du marché de gros Al-Rachid, dans le sud de Bagdad, a eu une journée en or. Il a écoulé tous ses cageots de tomates sauf cinq, tous ses haricots verts, presque tout son okra et à peu près tous ses oignons. Son associé et lui ont gagné à eux deux environ 60 dollars, ce qu’un professeur touche en un mois. Commentaire : « Vous voyez bien que c’est un pays qui a de la ressource ! »
18 h 22. Les opérations de change ont été profitables à Niama. Ses marges sont faibles, un peu plus de 1 %, mais il a acheté et vendu aujourd’hui plusieurs milliers de dollars. Comme il l’avait prévu, le dinar s’est affaibli, à 1 340 pour 1 dollar. « Mais je vais plier bagage bientôt, dit-il. Ce n’est pas un genre d’occupation recommandé quand il fait noir. »
18h30. Jihan el-Alaily, 39 ans, correspondante de la BBC, roule rue Nidhal dans sa Nissan blanche, à quelques centaines de mètres de Niama, quand une Chevrolet Malibu cabossée la double et l’oblige à s’arrêter, dans un grand bruit de freins. Comme elle le racontera, deux hommes armés de pistolets et d’une mitraillette les obligent, elle et le chauffeur, à descendre de la voiture, sous les yeux de dizaines de passants. Ils prennent le large avec la Nissan.
19 h 20. Les postes de télévision et les machines à laver s’empilent sur deux mètres devant le magasin de Talib Rishak, dans le quartier chic de Karrada. Il y a des dizaines de magasins comparables dans la même rue. À l’heure de la fermeture, Talib, 39 ans, fait ses comptes. Depuis le matin, il a vendu vingt-cinq téléviseurs, trois machines à laver, sept ventilateurs et vingt mixeurs.
Depuis la fin des sanctions, les produits importés sont exonérés de droits de douane. Beaucoup sont nettement moins chers qu’avant la guerre. « C’est un vrai pactole, s’écrie Talib, qui a engagé deux nouveaux employés. Attendons de voir combien de temps ça durera. »
23 h 35. Le couvre-feu est tombé depuis trente-cinq minutes. Le sergent Julio Fortis, de la 1re division blindée, rentre au Palais républicain après une tournée sans histoire. Bagdad, trépidant dans la journée, se transforme la nuit en un sinistre dédale de rues vides et de magasins aux rideaux tirés, où le silence est parfois déchiré par des fusillades. Seuls quelques lampadaires sont allumés.
Brouhaha soudain devant l’hôtel Palestine. Des voleurs essayent de s’emparer d’une Mercedes de passage. Le sergent Fortis et cinq autres soldats leur donnent la chasse, et mettent la main sur deux des agresseurs. L’un des deux est pris de convulsions. Dans sa poche, un médecin en découvre la cause : un diluant de peinture que l’homme a reniflé.
23 h 59. À la mosquée du cheikh Sweyadi, aucune nouvelle de la petite Jenan Hussein.

© Dow Jones & Company et J.A./l’intelligent 2003.
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