Valéry Giscard d’Estaing

Vingt-deux ans après sa déconvenue mémorable sur la scène politique française, le président de la Convention européenne est en passe d’entrer dans l’Histoire.

Publié le 23 juin 2003 Lecture : 5 minutes.

L’Histoire a parfois des retournements spectaculaires. En 1981, Jacques Chirac et le parti gaulliste contribuaient à la chute de Valéry Giscard d’Estaing. Président de la République sortant, il devait s’effacer au profit de François Mitterrand. Son échec était dû, en grande partie, aux chiraquiens, qui, tant qu’à faire, préféraient le succès de la gauche à sa réélection. Vingt-deux ans plus tard, le revoilà sur le devant de la scène, triomphant, maître d’oeuvre de la future Constitution européenne. Or c’est autant à ses talents personnels qu’aux calculs de Chirac qu’il doit ce retour fracassant.

Il faut revenir deux ans en arrière. Chirac se prépare alors à son affrontement avec Jospin dans la course à l’Élysée. Il redoute le pouvoir de nuisance de Giscard. L’homme, s’il n’a plus d’importance politique, conserve une grande influence et, mezza voce, brandit la menace de se présenter. Chirac choisit de l’écarter du débat français. Quoi de mieux que de lui confier le soin de présider la Convention appelée à élaborer une Constitution européenne ? Il convainc les autres Européens. Giscard est choisi. Détruit par Chirac en 1981, il lui doit aujourd’hui sa résurrection.
La revanche est forte. Elle était espérée depuis longtemps. Se taisant souvent, mais gardant toujours la rage au coeur, distillant quelques petites phrases assassines, Giscard, pendant des années, a vu Mitterrand d’abord, Chirac ensuite, réussir ce qu’il n’était pas parvenu à faire : être réélu. Des postes qu’il visait lui ont échappé : la présidence du Parlement européen, celle de la Banque centrale européenne, celle encore du Conseil constitutionnel français. À chaque fois, il connaît l’échec : « l’ex » reste « l’ex ». L’Union pour la démocratie française (UDF) elle-même, la formation politique qu’il a créée, est tombée entre d’autres mains.
Aussi, quand il est nommé pour présider la Convention européenne, Giscard n’entend pas laisser passer cette chance. D’abord, comme toujours avec cet animal politique, il estime qu’au fond cette présidence lui est due. Lorsqu’il présidait la France, n’a-t-il pas créé le Conseil européen, voulu l’élection des parlementaires européens au suffrage universel et mis en place, avec son ami le chancelier allemand Helmut Schmidt, le système monétaire européen qui aboutira à l’euro ? Ensuite, il juge qu’il peut, grâce à cette fonction, se faire une place dans l’Histoire. Qu’il réussisse son affaire et il fera oublier sa présidence française peu glorieuse pour se situer dans la lignée de ceux qui ont marqué l’Europe, à l’instar de Jean Monnet, un des pères de la Communauté. D’ailleurs déjà, ses proches pensent que Giscard pourrait, mieux que Chirac, revendiquer un Nobel de la paix ! Enfin, il entend mettre toute son obstination et sa capacité de travail au service de sa nouvelle ambition. Giscard a toujours été comme ça : il ne néglige rien, même le plus petit détail, pour parvenir à réaliser son objectif.

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Très vite, donc, la « machine » se met en route. Il lui faut d’abord prioritairement séduire. Sa nomination, souvent jugée comme une manoeuvre politicienne franco-française, n’a pas été bien accueillie. Son arrogance agace. Les Britanniques et les Allemands le surnomment « le Roi-Soleil ». Beaucoup de responsables européens l’estiment trop âgé pour incarner l’Europe nouvelle. D’autres lancent une campagne sur les émoluments exorbitants qu’il aurait réclamés – ce qui était faux. Giscard contre chacune de ces réticences. Il rend visite à tout ce qui compte en Europe et convainc par son intelligence et son souci affiché de situer les problèmes à leur plus haut niveau. Peu à peu, il enchante ses détracteurs par son aisance, son humour, sa clarté d’exposition et également par mille riens qui témoignent de son métier politique. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à recourir à des astuces démagogiques et efficaces, comme de saluer les conventionnels dans leur langue ou de prononcer son discours d’intronisation successivement en français, en anglais et en allemand. Il ordonne une discipline de fer – il exige le secret des délibérations et l’obtient – qu’il s’impose en premier à lui-même. Il ne manque aucune séance de la Convention et y assiste, chaque fois, d’un bout à l’autre. Ce qui lui vaudra le respect pour son sérieux et sa résistance physique. Bref, il est comme on l’a toujours connu : attachant et irritant.
Sa détermination ne l’empêche pourtant pas de faire les concessions nécessaires et de pratiquer l’art du compromis. Au fond, il s’en moque. Secret, refusant parfois de communiquer ses idées, usant de la boutade pour ne pas s’engager, il cède sur l’accessoire, persuadé de vaincre sur l’essentiel in fine. Longtemps il acceptera les revendications britanniques, jugeant notamment qu’il ne fallait pas gêner Tony Blair dans ses tentatives pour rejoindre l’euro. De même, il accédera à bien des demandes des Allemands. Mais lorsque l’exigence lui paraît dépasser l’admissible, il se montre ferme ou recourt à la dramatisation. Ainsi, convoqué par le pape qui veut qu’une référence à Dieu soit établie dans le préambule de la future Constitution, ce catholique pratiquant argumente, finasse, joue le diplomate sans satisfaire pour autant la demande papale. Ainsi également, il se fait un malin plaisir d’officialiser son différend avec le président de la Commission européenne Romano Prodi : il aime peu l’homme, mais surtout, il n’a aucune estime pour l’institution, dont il entend redéfinir le rôle. Ainsi encore, quand les positions britanniques et espagnoles se rejoignent au point de bloquer le processus, il rend le différend public, en appelle au patriotisme européen, parvient à éviter la rupture et retourne la situation à son avantage.
Si le texte proposé est certes le résultat d’un compromis laborieux, Giscard est pourtant profondément satisfait d’avoir obtenu les innovations auxquelles il tenait. Elles sont principalement au nombre de cinq : la création d’un poste de président du Conseil européen, élu pour deux ans et demi, ce qui évitera la rotation actuelle à la présidence, inenvisageable dans une Europe à vingt-cinq ; la création d’un poste de ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne, par ailleurs vice-président de la Commission européenne, dont le rôle est encore mal défini ; l’élection du président de la Commission par le Parlement européen sur proposition du Conseil, ce qui renforcera le poids des députés ; un droit de regard du Parlement européen sur la quasi-totalité des lois européennes ; la suppression, dans la plupart des domaines, du droit de veto des États membres.

La partie est loin d’être gagnée et le calendrier n’est pas terminé. Le projet giscardien de Constitution européenne, examiné le vendredi 20 juin par le sommet européen de Thessalonique, doit ensuite être étudié par une commission intergouvernementale avant de voir le jour – mais en quel état ? – en 2004. Giscard reste donc sur le gril. Il doit s’en moquer un peu. Au contraire. Il a gagné son pari de dessiner une nouvelle Europe. Que les États mettent en pièces ses propositions et on l’entendra à nouveau. Pour le moment, on parle de « l’Europe de VGE », comme titrait un éditorial du Monde. Voilà qui suffit déjà à l’orgueilleux Valéry Giscard d’Estaing.

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