[Tribune] Regardons l’histoire de l’Afrique en face
En 1962, en pleine euphorie des indépendances, René Dumont affirmait « l’Afrique noire est mal partie », déclenchant l’ire et la censure des élites politiques et intellectuelles d’Afrique francophone. Pourtant, près de soixante ans plus tard, le constat ne contredit pas l’agronome français : l’Afrique noire n’arrive pas à produire un bien-être durable pour ses populations.
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Kakou Ernest Tigori
Écrivain ivoirien, auteur de L’Afrique à désintoxiquer (éd. Dualpha).
Publié le 25 juillet 2019 Lecture : 4 minutes.
Crises politiques, économiques, sociales et sanitaires rythment la vie des Subsahariens, causant un grand malheur pour des populations désespérées, comme en témoigne le vaste mouvement de migration vers l’Europe.
Les causes essentielles de ces crises, dont l’absence de sens de l’intérêt général des gouvernants, sont minimisées par la majorité des intellectuels africains jouissant d’une notoriété médiatique internationale. Ces derniers préfèrent la voie de l’accusation.
L’Occident serait responsable de toutes les misères du monde noir, pour ses méfaits de traite négrière, de colonisation, de néocolonialisme, d’égoïsme capitaliste, d’ingérence ou d’impérialisme arrogant. Mais ils oublient de s’intéresser aux raisons de la misère dans laquelle est plongé le continent : corruption globalisée, absence d’État de droit, manipulations ethniques et manque de cohésion nationale, non-respect de la dignité humaine, etc.
Cette élite intellectuelle souscrit ainsi à un discours dans lequel l’Afrique n’est pas maîtresse de son destin et est donc infantilisée et déresponsabilisée. En plus d’être en grande partie basé sur des mensonges, celui-ci n’est pas propice au développement. Il installe les Subsahariens dans un complexe d’infériorité qui les empêche de prendre conscience de leurs forces. Ainsi, les masses africaines ont-elles besoin d’être désintoxiquées de la fausse histoire qui leur est servie depuis la décennie 1940.
Conscience noire
Désintoxiquer signifie avant tout donner les clés historiques qui permettent d’accéder à une connaissance dépassionnée du passé. C’est en se réappropriant leur histoire, en acceptant leurs responsabilités dans le commerce avec l’Occident, que les Africains pourront s’extraire de la léthargie intellectuelle. L’adage veut que « ceux qui ne se souviennent pas du passé [soient] condamnés à le revivre ».
Depuis plus de soixante-dix ans, les peuples africain et européen ont été abreuvés de contre-vérités professées par les stratèges du communisme international triomphant d’après-guerre, au point d’être finalement coupés des réalités politiques africaines du XVe siècle à nos jours. Les partisans de Staline ont distillé les « mencomafnoire40 » (mensonges communistes sur l’Afrique noire dans les années 1940), avec pour seul objectif de discréditer les grandes puissances et de prendre leur place. Ainsi, l’expérience coloniale qui unissait Européens et Africains depuis seulement quelques décennies s’est soudain retrouvée qualifiée d’exploitation avide de faibles Africains incapables de se défendre. Cruel destin, qui a voulu que le continent subisse ce que personne d’autre n’a affronté ! Pourtant, l’Afrique n’est pas condamnée au statut de spectatrice impuissante de sa propre histoire.
Le récit qui n’attribue à l’Europe qu’un rôle néfaste, nous coupe de la réalité de son passé
Il est nécessaire qu’émerge une « conscience noire » débarrassée de ces mensonges inoculés. Connaître son histoire, c’est savoir autant apprécier ses belles épopées que condamner ses heures sombres. C’est être en mesure de célébrer ses héros et de condamner ses rois fainéants, ses barons pillards ou ses élites trompeuses. Le récit univoque, où l’Europe doit être constamment présente dans le rôle néfaste, coupe l’Afrique de la réalité de son passé.
Oui, l’Afrique a été et est toujours l’objet de convoitises. Oui, ses peuples ont été méprisés et réduits en esclavage. Oui, le continent a dû faire face aux appétits aiguisés des puissances européennes. Mais non, l’Afrique n’a pas été la seule à affronter ces « attaques ». Non, les Européens n’ont pas l’unique et l’entière responsabilité des crimes esclavagistes et du commerce d’êtres humains.
Non, les peuples du continent ne sont pas ignorants en matière de conquête territoriale, de lutte acharnée pour le contrôle de terres et de richesses, de vassalisation ou d’exploitation coloniale, qui n’ont pas que des effets néfastes. L’histoire passionnante des grandes entités politiques comme le Ghana, le Manding, le Songhaï, le Kongo ou le Zoulou en témoigne largement.
Effet pervers
Les récits qui font des Africains précoloniaux des oies blanches subjuguées par l’envahisseur tout-puissant ont un double effet pervers. Ils placent ces peuples hors de l’histoire de l’humanité en niant leur souveraineté longtemps conservée et leur capacité à concevoir puis à défendre leurs intérêts particuliers. Et ils les privent d’une grille de lecture sociétale et géopolitique des événements passés. Les Africains doivent retrouver la réalité qui inscrit leur histoire dans la grande chronologie universelle en vue de comprendre qu’ils n’ont pas l’exclusivité de la souffrance, et qui met à nu les parallèles évidents avec celles d’autres peuples. La vision de l’universalité des épreuves traversées par les uns ou les autres aidera le monde noir à « sortir » de l’émotion suscitée par l’empathie naturelle qu’il a pour les souffrances des siens.
Le lien est évident entre l’apprentissage d’une vision dépassionnée de l’histoire et le pragmatisme dont nous devons faire preuve aujourd’hui. Mais prenons garde aux fables enjolivées des historiens militants « afrocentristes », présentées comme l’histoire cachée que l’Africain doit se réapproprier.
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