Les maîtres-penseurs de Bush

Redoutables stratèges, Karl Rove et Paul Wolfowitz déterminent dans une large mesure les orientations politiques de la Maison Blanche. Portraits croisés.

Publié le 23 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

George W. Bush n’est certes pas le plus grand penseur stratégique depuis Clausewitz, mais il faut lui reconnaître une qualité essentielle : il sait s’entourer. Les deux vraies têtes politiques de son administration, l’un pour les questions intérieures et électorales, l’autre pour la défense et la diplomatie, sont de très, très grosses pointures. Si, pour le meilleur et pour le pire, un « style Bush » est appelé à entrer dans l’Histoire, c’est dans une large mesure à Karl Rove et à Paul Wolfowitz qu’il le devra.
À bien des égards, ces deux-là se ressemblent. Depuis toujours, ils s’efforcent de rester dans l’ombre. Très discrets sur leur vie privée, ils règnent sur les coulisses du pouvoir. De leur propre aveu, l’un et l’autre sont des « obsessionnels ». Hors de l’accomplissement de leur « mission » – la mainmise de la droite chrétienne et ultraconservatrice sur la société américaine pour Rove ; le renforcement de l’hégémonie planétaire de l’Amérique pour Wolfowitz -, rien, à leurs yeux, n’a vraiment d’importance. Durs et impitoyables, ils ont tendance à « voir le monde en noir et blanc ». Comme les soixante-quatre cases d’un échiquier.
Aujourd’hui conseiller de la Maison Blanche pour les affaires politiques, le premier a joué un rôle essentiel, avec son cabinet de consulting, dans la conquête du Texas, en 1994. Six ans durant, tandis que le gouverneur Bush amusait la galerie médiatique, il a été le véritable patron de l’État. Connaisseur sans égal de la carte électorale américaine, il contrôle aujourd’hui, par hommes de paille interposés, le Republican National Committee (RNC), l’officine qui organise et finance les campagnes du parti. Il a largement contribué à la victoire de son poulain à la présidentielle de novembre 2000, puis à celle des candidats républicains lors des mid-term, deux ans plus tard.
Le second est, avec quelques penseurs néoconservateurs de moindre envergure comme Richard Perle, Robert Kagan ou Bill Kristol, le principal concepteur de la doctrine stratégique – l’unilatéralisme – qui triomphe aujourd’hui en Irak et ailleurs. Membre de presque toutes les administrations américaines depuis l’époque de Jimmy Carter (sauf pendant la parenthèse Clinton), il a toujours été, au département d’État comme au Pentagone, le numéro deux. Jamais le numéro un officiel.
Rançon du succès, l’un et l’autre sont aujourd’hui rattrapés par la notoriété : deux biographies viennent coup sur coup d’être consacrées à Rove(*), et Vanity Fair, le grand magazine people, publie dans son numéro de juin une longue interview de Wolfowitz.
Les deux éminences grises de Bush sont de redoutables stratèges. Partisans résolus de l’offensive à outrance, ils n’ont pas leur pareil pour repérer les points névralgiques où se jouera l’issue de la bataille – électorale ou militaire -, y concentrer des forces importantes mais pas forcément gigantesques, et déclencher les hostilités de manière fulgurante. La doctrine Rove a le mérite de la simplicité : « Attack ! Attack ! Attack ! » Quant à Wolfowitz, il explique dans Vanity Fair sa stratégie dans la crise irakienne : « Atteindre rapidement un objectif est souvent la solution militairement la plus efficace. La vitesse et la masse sont toujours complémentaires. L’idée selon laquelle nous aurions dû attendre d’avoir réuni des moyens considérables et d’avoir réglé tous les problèmes [avant de passer à l’offensive] est absurde. La rapidité exceptionnelle avec laquelle l’opération a été menée nous a permis d’éviter quelques-uns des dangers les plus graves auxquels nous étions exposés. » De fait, Bagdad n’a opposé aucune résistance aux forces américaines, les champs pétroliers n’ont pas été incendiés, la poudrière du Kurdistan n’a pas explosé, les Iraniens se sont, pour l’essentiel, abstenus d’intervenir dans le Sud à majorité chiite et aucun gouvernement arabe n’a été chassé du pouvoir. Bien sûr, d’autres dangers menacent, certains fort graves, mais chaque chose en son temps.
Les deux hommes font plus que se ressembler : ce sont des alliés objectifs. Et leur commune hostilité au très prudent et très réaliste Colin Powell les rapproche un peu plus. Rove, que ses fonctions devraient tenir éloigné de la politique étrangère, ne se prive pourtant pas d’y intervenir plus ou moins secrètement. Comme le relève ses biographes, il a par exemple, pour des raisons électorales évidentes, convaincu Bush d’accentuer son soutien au Premier ministre israélien Ariel Sharon. De même, dans les mois précédant les élections de la mi-mandat, il a probablement apporté un renfort décisif aux partisans de la guerre en Irak au sein de l’administration. Au cours des derniers mois, il a entrepris une curieuse « mission de paix » au… Soudan, où, pour complaire aux franges les plus conservatrices de l’électorat républicain, il a donné un utile coup de main aux rebelles sudistes, majoritairement chrétiens et animistes, qu’une interminable guerre civile oppose au régime militaro-islamiste de Khartoum.
Tous les moyens, fût-ce les plus sordides, leur sont bons pour parvenir à leurs fins. Rove, par exemple, est un virtuose de la déstabilisation. Affronter un candidat qu’il soutient, c’est avoir l’assurance d’être traîné dans la boue. « Il se chargeait de la sale besogne sans jamais impliquer ses clients. Il passait des coups de fil aux journalistes, fournissait des documents accablants… Il a porté cette tactique à un stade de raffinement sans précédent », écrivent James Moore et Wayne Slater, deux de ses biographes. John McCain, le rival de Bush pour l’investiture républicaine à la dernière présidentielle, en sait quelque chose : pendant la campagne pour les primaires, une rumeur sournoisement instillée dans les médias le présentait comme le père d’un enfant noir adultérin, alors que son épouse et lui ont tout bonnement adopté un orphelin natif du Bangladesh ! Le mensonge a fini par être éventé ? Aucune importance, le mal était fait.
Wolfowitz n’est évidemment pas en reste, quoique sur un mode moins personnel. La manière dont il est parvenu à convaincre l’opinion que Saddam Hussein disposait d’armes de destruction massive capables de frapper les États-Unis et travaillait main dans la main avec Oussama Ben Laden restera comme un chef-d’oeuvre de désinformation (voir J.A.I. n° 2213). La preuve, après le déclenchement des hostilités en Irak, 42 % des Américains étaient convaincus de l’implication du raïs irakien dans les attentats du 11 septembre. « La manière criminelle dont était traité le peuple irakien […] n’était pas une raison suffisante pour risquer la vie de jeunes Américains, avoue-t-il cyniquement dans Vanity Fair. […] La vérité est que, pour des raisons qui tiennent à la bureaucratie fédérale américaine, nous sommes convenus que le seul mobile [pour entrer en guerre] sur lequel tout le monde pouvait tomber d’accord était l’existence d’armes de destruction massive. »
À l’évidence, l’Iran est aujourd’hui dans le collimateur de « Wolfie », comme le surnomme George W. : « Nous sommes tout à fait conscients que, pour les Iraniens, l’Irak, en particulier sa population chiite, représente à la fois un danger et une chance. À mon avis, c’est davantage un danger qu’une chance : ils ne veulent surtout pas d’une autorité chiite indépendante dans un pays démocratique et pro-occidental. Il va falloir se battre durement pour contrôler l’âme de la religion chiite. »
L’élection présidentielle américaine aura lieu dans un peu plus d’un an. Or Rove est obsédé par la défaite de George Bush père, en novembre 1991, quelque mois après sa victoire dans la guerre du Golfe. Et prêt à tout, fût-ce à souffler sur les braises d’une nouvelle crise internationale, pour épargner au fils une aussi désagréable expérience. Mieux vaut prier pour que les rêves de domination planétaire du secrétaire adjoint à la Défense ne s’accordent pas une nouvelle fois avec sa petite cuisine électorale.

*Bush’s Brain : How Karl Rove Made George W. Bush Presidential, par James Moore et Wayne Slater (éd. Wiley) ; Boy Genius : Karl Rove, the Brains Behind the Remarkable Political Triumph of George W. Bush, par Lou Dubose, Jan Reid et Carl M. Cannon (éd. PublicAffairs).

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