Le Guide change (encore !) de cap

Mouammar Kadhafi ne sait plus quoi inventer pour sortir l’économie de son pays de l’ornière : après le « socialisme jamahiriyen », voici le temps des privatisations et du libéralisme à tout crin !

Publié le 23 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Devant le Congrès général du peuple (CGP) réuni à Syrte le 12 juin, Mouammar Kadhafi n’a pas été tendre avec le gouvernement du Premier ministre M’barek Echamekh, incapable, selon lui, de mettre en oeuvre les décisions du CGP relatives à la privatisation, au renforcement du secteur privé et à l’accueil des investissements étrangers. Plus incroyable encore, il a carrément appelé au démantèlement des entreprises publiques, désormais accusées de tous les maux. « Leur maintien serait de nature à provoquer des pertes plus grandes encore. Il faut mettre un terme au gaspillage de l’argent public et cesser de fabriquer des produits de mauvaise qualité », a martelé le « Guide », qui paraît découvrir – un peu tard – que « le secteur public a fait la preuve de son inefficacité en Union soviétique et en Europe de l’Est » et que les fonctionnaires se montrent souvent « peu soucieux de l’intérêt général ».
Bref, hier vouée aux gémonies, la privatisation est aujourd’hui présentée comme la panacée. En tout cas, comme le meilleur moyen d’assurer un partage équitable des richesses du pays. Les cessions au privé devraient concerner, selon Kadhafi, le secteur pétrolier, principale ressource de la Libye, mais aussi les banques, les aéroports, les télécommunications, l’électricité et divers autres services publics. Déclaration proprement inimaginable, dans sa bouche, il y a seulement quelques mois, il envisage, « dans un premier temps », de recourir à des spécialistes étrangers pour aider les nationaux à développer leur savoir-faire ! Enfin, il a appelé les « comités populaires » à « choisir les personnes les plus qualifiées » pour appliquer les décisions prises, conduire à bon port le processus de privatisation et représenter le pays dans les assemblées internationales ou régionales.
Dans ces conditions, la nomination, deux jours plus tard, de l’ancien ministre de l’Économie et du Pétrole Chokri Ghanem (50 ans) au poste de « secrétaire général du Comité populaire général » (Premier ministre), n’a évidemment surpris personne. D’abord, parce que Kadhafi avait, dans son discours de Syrte, vanté ses mérites. Ensuite, parce qu’il apparaît aux yeux de nombreux Libyens comme le plus apte à piloter d’éventuelles réformes libérales. Détenteur d’un doctorat en économie obtenu aux États-Unis, Ghanem a longtemps représenté son pays auprès de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). Universitaire et auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’économie libyenne, ce fervent défenseur du marché est également partisan de la globalisation et de l’insertion de son pays dans les flux des échanges mondiaux. Sa nomination est un signe fort à l’adresse des États-Unis et de l’Union européenne, mais aussi des commerçants libyens, qui, jusqu’ici, ont davantage eu tendance à thésauriser qu’à investir.
Depuis toujours, le Guide de la Jamahiriya s’efforce de rompre le cercle vicieux de la dépendance vis-à-vis du pétrole et de surmonter la contradiction qui fait de la Libye un pays financièrement riche mais industriellement faible. Sans succès : la dépendance à l’égard des hydrocarbures n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui.
Après une courte période (1969-1972) marquée par la coexistence entre un secteur privé constitué de petites industries développées grâce à des crédits publics et d’un secteur public réduit à sa plus simple expression, les autorités s’engagèrent, à partir de 1973, dans une politique de nationalisation tous azimuts : banques, industries, commerce intérieur et extérieur, services… La propriété privée fut même abolie. « La terre est à celui qui la cultive, la maison à celui qui l’habite » : ce slogan des années soixante-dix résume tout. Parallèlement, les autorités choisirent de consacrer l’essentiel des revenus pétroliers à des achats massifs d’armes (combien de chars et d’avions perdus dans les aventures guerrières au Tchad ?) et à divers projets pharaoniques : industrie lourde (aciéries, pétrochimie), autoroutes, Grande Rivière artificielle… Cette politique eut pour clair résultat de décourager l’initiative individuelle et de renforcer au sein de la population ce qu’il faut bien appeler une « mentalité rentière ».
Conscient de ces difficultés, Kadhafi tenta de redresser la barre et, le 28 octobre 1991, annonça la reprivatisation d’une partie du secteur public, sous la forme de prises de participation de privés libyens dans le capital des sociétés d’État (quatre mille, au total). Il s’agissait, selon la doctrine officielle, de la deuxième étape de l’instauration du « socialisme jamahiriyen », caractérisée par la rétrocession aux citoyens des richesses du pays sous forme de mulkiya tacharukiya (« propriétés collectives » ou « coopératives »).
L’opération fut un échec complet et les autorités s’empressèrent d’en imputer la responsabilité aux États-Unis et à l’ONU. Pourtant, l’embargo aérien, économique et militaire imposé à la Libye à partir d’avril 1992 (il a été suspendu en avril 1999) est loin de tout expliquer. La persistance d’une mentalité d’assisté chez de nombreux Libyens et un manque de confiance général dans la volonté réformatrice du pouvoir ont joué un rôle au moins aussi important. Aujourd’hui, l’État reste, et de très loin, le premier employeur du pays : près de 800 000 fonctionnaires pour une population ne dépassant pas 5 millions d’habitants. Son budget est alimenté à plus de 95 % par les revenus pétroliers. Quant au secteur privé, encore embryonnaire, il a recours aux travailleurs immigrés, arabes et africains. Pis : de nombreux opérateurs choisissent d’investir en Europe et dans certains pays voisins (Tunisie, Maroc, Égypte), où l’environnement des affaires est beaucoup plus attractif.
Dans un entretien publié il y a quelques mois par la revue Politique internationale, Seïf el-Islam Kadhafi, le fils cadet du Guide, qui passe pour le principal concepteur de la politique d’ouverture vers l’Occident, dressait un tableau assez réaliste de la situation. « Nos performances économiques, indique-t-il, ne sont pas satisfaisantes. La Libye a souffert d’un trop grand interventionnisme de l’État, inspiré par le modèle socialiste des années soixante et soixante-dix. Nos exportations sont limitées au pétrole et nous devons importer les trois quarts de notre nourriture. […] Mais nous réagissons. Nous avons amorcé un lent mais très important processus de réforme, qui n’a malheureusement pas reçu toute l’attention qu’il mérite. »
« Dans une économie mondialisée, poursuit Kadhafi Jr, la Libye ne peut plus se permettre de rester isolée. Elle ne peut plus dépendre uniquement du pétrole, qui finira bien par se tarir un jour. Notre but est donc de développer un secteur privé solide, fondé sur une économie diversifiée. Nous avons d’ores et déjà autorisé les investissements étrangers dans plusieurs secteurs, dans des conditions extrêmement attractives. Nous allons bientôt mettre en oeuvre un programme massif de privatisations. La plupart des entreprises d’État seront transférées au secteur privé. Enfin, nous avons ouvert notre pays au tourisme. […] Nos plages sont parmi les plus belles au monde, mais nous n’accueillons encore qu’un tout petit nombre de touristes comparé à, disons, la Tunisie. »
La comparaison n’est pas fortuite. Seïf el-Islam connaît bien la Tunisie où, à l’instar d’un million de ses concitoyens, il se rend plusieurs fois par an. Comme son père, il est fasciné par la réussite économique et sociale de ce petit pays a priori peu favorisé par la nature. « Ils ont moins de moyens, mais s’en sortent mieux que nous », s’est un jour étonné le Guide, avant d’exhorter ses concitoyens à retrousser leurs manches et à se mettre au travail. Il y a deux ans, il a déchiré le projet de budget présenté par le chef du gouvernement, en exigeant que soient prises en compte « d’autres recettes que celles du pétrole ». Lesquelles ? Mystère.
Après chaque visite chez son ami Ben Ali, Kadhafi a pris l’habitude de réunir ses principaux collaborateurs pour leur reprocher leur manque de créativité. « Nous allons finir par détester les Tunisiens. Par leurs réussites, ils ne cessent de souligner nos carences », explique un responsable, qui reconnaît volontiers que le dernier coup de gueule du Guide n’était pas injustifié. « C’est vrai, nous avons perdu beaucoup de temps, et il ne nous est plus possible de vivre à notre rythme. Longtemps, nous avons cherché à changer le monde. Le monde finira peut-être par nous changer. »

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