Côte d’Ivoire, Liberia, Centrafrique, Union africaine…ATT parle !

Un an après son retour à la tête du Mali et dans un contexte régional troublé, le président explique les priorités pour son pays. Et aborde les grands problèmes du continent.

Publié le 23 juin 2003 Lecture : 22 minutes.

Un an après son retour à la tête du Mali, tout semble réussir au général (à la retraite) Amadou Toumani Touré. Le pays demeure calme dans un environnement régional marqué par des simulacres d’élections, des tentatives de coups d’État et des conflits récurrents. À Bamako, tous les partis politiques (ou presque) siègent au gouvernement d’union nationale, une prouesse dans un pays connu pour être l’un des plus frondeurs d’Afrique de l’Ouest. Après plusieurs mois de sécheresse, la météo semble donner des signes de clémence : il pleut abondamment depuis la mi-juin. Enfin, la Côte d’Ivoire, par où s’effectue l’essentiel du commerce extérieur de cet immense pays enclavé, est en passe de renouer avec la paix…
ATT, comme les Maliens appellent affectueusement leur président, a donc retrouvé son sourire espiègle. Il commence à se décorseter. Non, il ne regrette pas d’être revenu au pouvoir par les urnes, le 8 juin 2002, lui qui, au terme d’une brève transition (mars 1991-juin 1992), avait montré l’exemple en cédant la place à un civil élu, Alpha Oumar Konaré. Un geste qui, en son temps, avait réconcilié beaucoup d’Africains avec le « pouvoir kaki ». Non, le gouvernement d’union nationale n’est pas un obstacle au pluralisme politique…
Dans l’entretien qu’il nous a accordé à la mi-juin, au palais de Koulouba, sur les hauteurs de la capitale, le numéro un malien, très à l’aise, le regard malicieux, revient sur les douze mois passés au pouvoir et la gestion de celui-ci au plan intérieur et extérieur. ATT, 55 ans, évoque, entre autres, la situation de la presse dans son pays, les rumeurs faisant état du limogeage du Premier ministre Ahmed Mohamed Ag Hamani, la lutte contre la corruption, la situation en Côte d’Ivoire, le coup d’État en Centrafrique, le putsch manqué en Mauritanie, l’élection à la présidence de la Commission de l’Union africaine, l’émigration malienne en France et, bien évidemment, les rapports entre Bamako et Paris.

Jeune Afrique / l’intelligent : Voilà un an déjà que vous êtes revenu au pouvoir…
Amadou Toumani Touré : Je n’ai pas vu le temps passer, mais si c’était à refaire, je n’hésiterais pas. La plupart de mes amis, surtout hors du Mali, étaient opposés à ce que je reprenne du service. Il fallait, à leurs yeux, préserver coûte que coûte « l’autre ATT », celui qui avait volontairement quitté le pouvoir le 8 juin 1992, après avoir organisé les premières élections pluralistes et transparentes de l’histoire du Mali. Certains amis m’ont même expliqué que mon geste faisait désormais partie du « patrimoine africain » et que je risquais, en me présentant à la présidentielle de 2002, d’entamer mon capital de sympathie ou de décevoir.

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J.A.I. : Ces amis vous voulaient certainement du bien…
A.T.T. : J’étais le premier à en être persuadé, mais je ne pouvais pas me dérober. Les dix dernières années ont surtout été marquées par des querelles politiciennes et par la mise sur la touche d’une partie de la classe politique. Il fallait, au-delà de leurs opinions respectives, rassembler les Maliens, car les chicaneries portent en elles les germes de la division. Du moins, si j’en juge par ma petite expérience dans plusieurs pays africains. Mon premier pari a donc été de me présenter à la présidentielle sans parti, au grand étonnement des analystes politiques, qui se demandaient comment tout cela allait se terminer.

J.A.I. : On vous a souvent reproché de mépriser les partis politiques…
A.T.T. : Je ne peux pas tenir en mépris des organisations qui animent la vie politique, même si je regrette certaines dérives. L’avantage que j’ai eu, en 2002, c’est d’avoir travaillé, de mars 1991 à juin 1992, avec la plupart des animateurs de ce qu’on appelait alors « le Mouvement démocratique ». Pendant quatorze mois, j’ai travaillé avec l’Adéma [Alliance pour la démocratie au Mali], le Cnid [Congrès national d’initiative démocratique] et les autres formations politiques. Par ailleurs, au cours des deux mandats du président Alpha Oumar Konaré (1992-2002), j’ai soigneusement évité de me mêler du débat politique, tout en gardant d’excellentes relations avec les uns et les autres. Je voyais régulièrement le chef de l’État, mais aussi Ibrahim Boubacar Keita (actuel président de l’Assemblée nationale), ainsi que mes cadets Mountaga Tall, Choguel Maïga, Mohamed Lamine Traoré, Tiébilé Dramé, pour ne citer que ceux-là. Lorsque, en 2002, j’ai pris la décision de briguer la magistrature suprême, certains d’entre eux m’ont dit : « Malheureusement, nous serons nous-mêmes candidats au premier tour, mais nous nous retrouverons au second à tes côtés. » Je ne méprise donc pas les formations politiques et je ne cherche pas à les opposer les unes aux autres. Pour tout vous dire, j’éprouve aujourd’hui de la fierté à voir des gens que tout opposait, il y a un an encore, travailler la main dans la main dans mon gouvernement. L’autre jour, un de mes ministres est même venu me dire : « Monsieur le Président, je ne croyais pas qu’il était possible de travailler avec des gens de l’Adéma. Je m’entends mieux avec mon collègue de l’Adéma qu’avec ceux issus de mon propre parti… » La nouveauté, c’est que nous prenons les décisions les plus importantes par consensus. Nous devions ainsi organiser cette année des municipales partielles dans dix-neuf communes, et, l’an prochain, dans près de sept cents autres. Nous avons décidé de regrouper les deux scrutins et de les faire en 2004. Autre signe de décrispation : l’invective a totalement disparu du débat politique. Et je ne peux que m’en féliciter…

J.A.I. : La première conséquence de cet unanimisme, c’est qu’il n’y a plus aujourd’hui d’opposition au Mali…
A.T.T. : Il ne s’agit nullement d’un unanimisme stérile. Les députés ne ménagent pas l’exécutif. Il leur arrive bien souvent de demander aux ministres de revoir leurs copies, au point que je me demande parfois si l’Assemblée nationale est avec ou contre nous. Mais, comme je n’ai pas l’âme d’un dictateur, je ne considère pas ces rejets comme une défiance ni comme un échec. J’invite le gouvernement à tenir compte des amendements ou à retirer carrément le projet de loi.

J.A.I. : L ‘opposition est, dit-on, un mal nécessaire en démocratie…
A.T.T. : C’est vrai, mais j’aurais pu faire comme ailleurs en Afrique : créer une opposition sur mesure pour montrer au reste du monde que le Mali est un pays démocratique. Ou bien exclure du gouvernement certains leaders politiques dans l’espoir d’en faire des adversaires. Mais je me refuse à agir ainsi. Il faut permettre à chacune des institutions de la République de jouer le rôle qui lui est assigné par la Constitution. Le chef de l’État, son Premier ministre et les membres de son équipe doivent se soumettre de bonne grâce au contrôle du Parlement… Sur ce point, croyez-moi, l’Assemblée nationale du Mali n’est pas une chambre d’enregistrement. Par ailleurs, la presse exerce sans aucune limitation son rôle de contre-pouvoir. Les journaux n’hésitent pas à brocarder l’action du gouvernement, en extrapolant certes parfois, mais aussi en faisant des critiques constructives ou des propositions. Tout comme d’ailleurs la société civile… Un Parlement indépendant, une presse aux aguets, une société civile vigilante ! Je préfère ces garde-fous-là à une opposition taillée sur mesure ou instrumentalisée.

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J.A.I. : Que pensez-vous de la presse malienne ?
A.T.T. : Ce que je déplore aujourd’hui, c’est moins les dérives que la misère de cette presse. Les titres se comptent par dizaines, mais la plupart manquent de moyens pour permettre aux journalistes de donner la plénitude de leurs talents. À compter de 2004, les fonds versés par l’État à la presse devraient être revus à la hausse et mieux répartis. Le ministre de la Communication Gaoussou Drabo, qui est de la profession, y travaille. Il ne faut pas non plus oublier que nous avons quelque deux cents Ce que je déplore aujourd’hui, c’est moins les dérives que la misère de cette presse. Les titres se comptent par dizaines, mais la plupart manquent de moyens pour permettre aux journalistes de donner la plénitude de leurs talents. À compter de 2004, les fonds versés par l’État à la presse devraient être revus à la hausse et mieux répartis. Le ministre de la Communication Gaoussou Drabo, qui est de la profession, y travaille. Il ne faut pas non plus oublier que nous avons quelque deux cents radios privées sur l’ensemble du territoire. Sans revenir sur cet acquis, il faut prôner davantage de professionnalisme, ce qui ne manquera pas, j’en suis persuadé, d’avoir des conséquences sur la qualité des articles et des émissions radiophoniques.

J.A.I. : Qu’avez-vous fait de concret depuis un an pour améliorer la vie de vos compatriotes ?
A.T.T. : Lors de la campagne électorale, en 2002, j’avais mis un accent particulier sur l’emploi des jeunes, mais, confronté aux réalités, j’ai dû revoir les priorités. J’assume la décision prise par mon prédécesseur d’organiser chez nous la Coupe d’Afrique des nations [CAN 2002], mais un événement d’une telle importance a un coût qu’il faut honorer. Mon prédécesseur a réglé une partie de la dette. Il nous revient d’apurer le reliquat. Toujours l’an dernier, il a également fallu organiser des élections présidentielle et législatives. Leur budget initial était évalué à 5 Lors de la campagne électorale, en 2002, j’avais mis un accent particulier sur l’emploi des jeunes, mais, confronté aux réalités, j’ai dû revoir les priorités. J’assume la décision prise par mon prédécesseur d’organiser chez nous la Coupe d’Afrique des nations [CAN 2002], mais un événement d’une telle importance a un coût qu’il faut honorer. Mon prédécesseur a réglé une partie de la dette. Il nous revient d’apurer le reliquat. Toujours l’an dernier, il a également fallu organiser des élections présidentielle et législatives. Leur budget initial était évalué à 5 ou 6 milliards de F CFA, mais, en réalité, il a fallu débourser 13 milliards de F CFA. Par ailleurs, la mauvaise pluviosité, source d’un déficit céréalier de près de 500 000 tonnes en 2002, n’a rien arrangé. Et, comme si cela ne suffisait pas, il y a eu la crise en Côte d’Ivoire, un pays où transitent 70 % de nos importations et exportations. Il a donc fallu donner la priorité aux problèmes alimentaires et faire face aux répercussions de la crise ivoirienne sur notre économie…

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J.A.I. : Vous avez donc remisé au placard les promesses électorales et les grands projets de votre quinquennat ?
A.T.T. : Pas du tout, mais je me suis rendu compte qu’il ne sert à rien de lancer des projets grandioses – ponts, barrages, autoroutes, compagnie aérienne ou achat d’un avion présidentiel – alors que les problèmes de base ne sont pas résolus. Il faut avant tout améliorer l’ordinaire, le pouvoir d’achat des Maliens, réduire les disparités sociales… Déjà, en l’espace de quelques mois, nous avons baissé le coût des communications téléphoniques et accordé une licence à un deuxième opérateur de téléphonie cellulaire, Ikatel. La concurrence a accentué cette baisse et, depuis, le téléphone portable a cessé d’être un luxe. Dans la foulée, nous avons diminué les tarifs de l’eau, de l’électricité et des médicaments de première nécessité. Jusque-là, nous avions l’électricité et l’eau les plus chères de la sous région…

J.A.I. : Comment fait-on pour baisser les prix lorsqu’on est à la tête d’un pays qui connaît des difficultés ?
A.T.T. : Il faut commencer par laisser de côté les considérations macroéconomiques, académiques ou philosophiques. Je me suis posé une série de questions simples auxquelles j’ai répondu de façon tout aussi simple. Ces baisses sont-elles possibles ? Si oui, quelles peuvent en être les conséquences ? Quid des mesures d’accompagnement ? L’électricité ne doit pas être un fardeau pour les Maliens, mais une commodité.

J.A.I. : Faut-il, comme le suggèrent la Banque mondiale et votre partenaire français Dagris, démanteler la filière coton ?
A.T.T. : Le coton nourrit 3,2 millions de Maliens. La zone cotonnière abrite près de 30 % de l’électorat malien. Tout homme politique sérieux doit donc prendre cette donnée en considération. Le coton était, après l’or, la deuxième source de revenus de notre pays. Ce n’est plus, hélas ! le cas. Il est même en passe de devenir un poids pour notre économie, notamment parce que la Compagnie malienne pour le développement des textiles (CMDT) a été très mal gérée. Il faut avoir le courage de regarder la vérité en face. D’où la nécessité de restructurer ce secteur. La Banque mondiale a fait des propositions avec des exigences de résultats, de bonne gestion et de rentabilité. Nous avons, bien entendu, les mêmes préoccupations, auxquelles nous avons ajouté celles-ci : la prise en compte des revendications des producteurs, une plus grande implication de ces derniers dans le capital, la mise en place d’un service d’appui pour ce qui concerne les engrais, les installations et les machines agricoles. Pour autant, nous ne souhaitons pas que le coton tue les cultures vivrières. Ce serait inacceptable dans un pays en proie à d’énormes difficultés alimentaires… Le coton doit enrichir le Mali et non pas l’appauvrir.

J.A.I. : La rumeur annonce avec insistance, depuis plusieurs mois, le départ de votre Premier ministre Mohamed Ag Hamani…
A.T.T. : [Rires] Le président de la République désigne un nouveau Premier ministre, soit parce que celui qui est en fonction n’a pas atteint les objectifs qui lui ont été assignés, soit parce que le chef du gouvernement insiste pour rendre son tablier, soit parce que le chef de l’État décide, en dépit des bons résultats obtenus par ce dernier, de donner une nouvelle orientation à l’équipe, avec, au besoin, d’autres hommes. On peut ne pas démériter et être, néanmoins, remercié. Le gouvernement actuel n’a pas encore un an. Il a été mis en place en octobre 2002…

J.A.I. : On vous reproche de ne pas avoir suffisamment combattu la corruption…
A.T.T. : Nous avons actuellement dix structures de contrôle, mais visiblement, cela ne suffit pas à enrayer le phénomène. En un an, j’ai reçu soixante-quinze dossiers concernant des cas de dysfonctionnements administratifs et de corruption. Dans notre pays, tout le monde est, à un titre ou à un autre, parent. Les policiers, les juges, les ministres, tout comme le président de la République. J’ai donc décidé, en m’inspirant de l’exemple du Canada, de créer un poste de vérificateur général. Après sélection, il sera nommé par décret présidentiel pour sept ans. Il sera inamovible, donc indépendant. Il aura pour mission d’exercer un contrôle de performance et de qualité des services et organismes publics et, en particulier, des programmes et projets de développement. Il sera également chargé de contrôler la régularité des recettes et des dépenses de l’État, de proposer aux autorités des mesures propres à assurer une meilleure adéquation du coût et du rendement des services publics. Cette nouvelle structure sera opérationnelle début 2004…

J.A.I. : Parlons de la situation en Côte d’Ivoire ! Finalement, la rencontre de Bamako entre les présidents Laurent Gbagbo et Blaise Compaoré, en décembre 2002, est restée sans lendemain…
A.T.T. : L’objectif de cette réunion n’était pas de régler la crise, mais de décrisper les relations entre deux frères, deux amis. On s’est parlé à trois. Le président Compaoré et moi-même avons profité de l’occasion pour exprimer au président Gbagbo nos inquiétudes sur le sort de nos compatriotes installés en Côte d’Ivoire. Nous avons également évoqué la question de la sécurité aux frontières. L’essentiel, c’était de faire en sorte que mes deux collègues se parlent directement. À un moment de la discussion, ils m’ont même demandé de les laisser seuls pour qu’ils puissent s’expliquer. Ce que j’ai fait.

J.A.I. : Hormis le fait d’avoir établi un contact direct entre les deux chefs d’État, la rencontre n’a donc servi à rien ?
A.T.T. : Laissez-moi vous faire une révélation : les différents points consignés dans l’accord de Marcoussis sont pratiquement les mêmes que ceux que nous avions évoqués à trois, en décembre 2002, lors de la rencontre de Bamako : l’ivoirité, la nationalité, la loi foncière, la loi électorale, la formation d’un gouvernement d’union nationale. Lorsqu’on m’a présenté l’accord de Marcoussis, à Paris, je me suis dit : « Au fond, on aurait pu faire tout ça à Bamako ! On aurait gagné du temps. » Cela dit, il faut considérer Bamako comme une étape dans le processus de paix en Côte d’Ivoire.

J.A.I. : Quelle a été votre position dans la crise ? La presse ivoirienne vous a parfois accusé de faire la part belle aux rebelles…
A.T.T. : Pendant toute la durée du conflit, aucun rebelle identifié comme tel et armé n’a été admis sur notre territoire. Nous avons été fermes sur ce point. La première fois que nous les avons reçus chez nous, ils étaient accompagnés du secrétaire exécutif de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest [Cedeao], Mohammed Ibn Chambas. En revanche, nous accueillons chez nous beaucoup de réfugiés ivoiriens. Nous les avons reçus sans leur demander leurs opinions politiques, leur religion ou leur appartenance ethnique…

J.A.I. : Vous vous êtes rendu fin mai en Côte d’Ivoire…
A.T.T. : C’était dans le cadre d’une visite de travail. J’ai, bien entendu, vu le président Laurent Gbagbo, rencontré les Maliens de Côte d’Ivoire et assisté à la cérémonie d’ouverture d’un couloir entre le Mali et la Côte d’Ivoire. Il n’est pas de notre intérêt de créer des problèmes dans ce pays frère. Une bonne partie de nos échanges commerciaux – je l’ai dit – passent par là. Nous avons perdu plus de 60 milliards de F CFA dans la crise. Et nous avons été obligés de faire un détour de plus de 1 000 kilomètres pour nous approvisionner… Tout au long de la crise, j’ai gardé un contact suivi avec le président Gbagbo. On se téléphonait souvent. Je sais que Bamako lui manque. La dernière fois qu’il y est venu, en décembre 2002, il m’a lancé alors que je le raccompagnais à l’aéroport : « Que tout cela finisse pour que je revienne de temps en temps me reposer à Bamako ! Lorsque j’y suis, je ne dépense pas un sou. Je suis invité partout. » C’est un homme entier, spontané et qui ne s’embarrasse pas de protocole. J’ai gardé le contact avec lui pendant la crise pour éviter que les rumeurs ne ternissent nos relations. Tenez ! Un jour, on nous a fait remarquer la concomitance des séjours à Bamako d’un chef d’État étranger et des rebelles. Pourtant, les deux événements étaient fortuits. Mais la presse a fait l’amalgame. Comme si ces gens-là ne pouvaient pas se voir ailleurs qu’au Mali ! Le contact direct a permis de dissiper bien des malentendus avec Gbagbo. On nous a également reproché d’avoir accueilli à Bamako des dignitaires du Rassemblement des républicains [RDR], le parti d’Alassane Ouattara. La vérité est autre. Nous avons accueilli des frères et des soeurs ivoiriens, sans leur demander s’ils s’appelaient Koffi, Kodjo ou Coulibaly. La Mali ne servira jamais de sanctuaire à la déstabilisation de la Côte d’Ivoire.

J.A.I. : La visite officielle du colonel Kadhafi au Mali, en mars 2003, n’a donc rien à voir avec la présence des leaders de la rébellion ivoirienne à Bamako ?
A.T.T. : Il n’y a aucun rapport entre les deux événements. Le Guide libyen était en visite officielle au Mali. Nous recevons chez nous tous ceux qui le désirent, à condition qu’ils n’utilisent pas notre territoire pour déstabiliser leur pays d’origine. Et nous n’admettrons pas, nous-mêmes, qu’on veuille nous déstabiliser.

J.A.I. : Qu’avez-vous dit à Guillaume Soro lorsque vous l’avez reçu ?
A.T.T. : Je l’ai reçu en présence du secrétaire exécutif de la Cedeao et je lui ai fait partager ma petite expérience. Je lui ai expliqué qu’il y a un temps pour chaque chose, que le plus important aujourd’hui, à mes yeux, c’est la restauration de la paix en Côte d’Ivoire.

J.A.I. : La confusion vient peut-être du fait que vous passez pour un proche du président burkinabè Blaise Compaoré…
A.T.T. : Mon amitié pour le président Compaoré n’est pas un secret. Lorsque je le lui ai proposé, il a spontanément accepté de venir rencontrer Laurent Gbagbo à Bamako en décembre 2002. Cela ne signifie pas que je sois aligné sur un camp ou un autre. J’essaie de partager avec les uns et les autres ma petite expérience. Après tout, j’ai moi-même eu à faire face à une rébellion au début des années quatre-vingt-dix. Je l’ai combattue, avant de faire la paix avec elle. J’ai également fait un coup d’État en 1991, participé à des initiatives de paix et de résolution des conflits…

J.A.I. : La guerre de préséance entre les présidents sénégalais Abdoulaye Wade et togolais Gnassingbé Eyadéma n’a rien arrangé…
A.T.T. : Chacun a fait ce qu’il pouvait pour empêcher l’embrasement. Surtout les présidents Eyadéma et Wade…

J.A.I. : Vous ne prenez pas de risque…
A.T.T. : Je défends mes collègues parce que j’étais à leurs côtés. Chacun d’eux aurait voulu obtenir un résultat positif et rapide.

J.A.I. : Il a fallu finalement aller à Marcoussis, dans la banlieue parisienne, pour obtenir les premiers résultats concrets…
A.T.T. : La paix n’a pas de prix ! Il faut aller la chercher là où elle se trouve.

J.A.I. : Auriez-vous accepté en 1991, au plus fort de la rébellion touarègue, d’aller signer un accord de paix en France ?
A.T.T. : Laissez-moi vous faire une autre révélation ! Avant la signature d’un accord de paix à Bamako, en 1992, il y a eu des négociations secrètes à l’étranger, y compris à Tours, en France. Nous avons fait appel à plusieurs médiateurs, mais celui qui nous a le plus aidés, c’est mon ami Edgar Pisani, un grand Africain et un grand homme politique français. À plusieurs reprises, on l’a largué dans le désert, puis on le récupérait quelques jours plus tard. Il a fait preuve d’un courage exceptionnel. Il y a eu des négociations à l’intérieur du Mali, notamment à Mopti et à Tombouctou, mais aussi à Alger (souvenez-vous d’Alger 1, 2 et 3 !). Une fois que la confiance a été rétablie, nous avons posé une exigence et une seule : que l’accord de paix soit signé à Bamako. Nous avons négocié partout, mais nous sommes venus parachever le processus de paix dans notre pays.

J.A.I. : Lors de votre visite en Côte d’Ivoire, fin mai, vous avez certainement évoqué avec le président Gbagbo la question de la double candidature malienne et ivoirienne à la présidence de la Commission de l’Union africaine ?
A.T.T. : Bien entendu ! Nous en avons parlé entre le dessert et le café. Mon analyse, dans cette affaire, est la suivante : le Mali et la Côte d’Ivoire ont tous les deux déposé, malheureusement sans se concerter, un dossier de candidature. Celui d’Alpha Oumar Konaré a été enregistré à Addis-Abeba le 18 mars 2003. Celui d’Amara Essy, le 28 mars, la date limite étant fixée au 30 mars. On peut regretter qu’il y ait en lice deux Ouest-Africains. J’ai expliqué au président Gbagbo que la candidature du Mali n’est nullement dirigée contre Amara Essy ou contre la Côte d’Ivoire. Je suis persuadé, malgré tout, que nous trouverons un arrangement au sein de la famille avant le sommet de Maputo…

J.A.I. : Avez-vous évoqué la question lors du dernier sommet de la Cedeao, fin mai, à Abuja ?
A.T.T. : Au Nigeria, nous n’avons parlé que du Nepad, puis nous avons assisté à la cérémonie d’investiture du président Olusegun Obasanjo. C’est, après tout, normal. La question de la double candidature malienne et ivoirienne à la présidence de la Commission de l’Union africaine est, pour le moment, traitée à un niveau bilatéral, entre la Côte d’Ivoire et le Mali. Je vous le répète, nous sommes condamnés à trouver une solution. Si nous allons à Maputo avec deux prétendants, nous offrirons à d’autres l’occasion de nous dire : « Allez d’abord vous entendre, mais, en attendant, pourquoi ne pas choisir un troisième candidat ? » J’ai confiance en la sagesse de mon grand frère Laurent Gbagbo. Il faut parvenir à une solution politique et diplomatique qui n’humilie personne afin d’éviter que l’Afrique de l’Ouest ne se fasse subtiliser le poste.

J.A.I. : Quel est, selon vous, le meilleur des deux candidats ?
A.T.T. : Je suis très mal placé pour répondre à pareille question. Je peux juste vous dire que, si cela avait été l’OUA, le Mali n’aurait pas présenté la candidature de l’ancien président Alpha Oumar Konaré. Nous aurions présenté un diplomate ou un fonctionnaire, mais pas un ancien chef de l’État. Le Mali est aujourd’hui l’un des rares pays africains à accepter volontairement d’aliéner tout ou partie de sa souveraineté pour l’union du continent. C’est inscrit en toutes lettres dans notre Constitution. Par ailleurs, nous avons perdu l’un de nos plus illustres fils, Alioune Blondin Beye, mort en mission pour la cause africaine alors qu’il servait l’ONU en Angola… Si nous acceptons de donner le président Konaré à l’Afrique, ce n’est pas pour l’éloigner du pays, mais parce que nous sommes persuadés qu’il peut servir efficacement notre continent. J’ai vécu dix ans à Bamako avec lui. Il peut donc vivre les cinq prochaines années avec moi sans problème. C’est un panafricaniste, un homme qui nourrit de grandes ambitions pour notre continent. Je connais également Amara Essy, qui est un diplomate de talent, un homme de coeur et de conviction. Cela dit, je ne souhaiterais pas avoir à comparer un ancien président et un ancien ministre…

J.A.I. : Vous êtes intervenu, à plusieurs reprises, dans le cadre d’une médiation en République centrafricaine. Que pensez-vous du coup d’État du général François Bozizé ?
A.T.T. : La République centrafricaine est comme ma seconde patrie. J’y ai été décoré et j’ai même un passeport diplomatique centrafricain. C’est un pays que j’aime et qui m’aime. Je souhaite qu’on aide les Centrafricains à se relever. Ils ont, surtout, besoin de l’assistance financière de la communauté internationale, de sécurité et de paix.

J.A.I. : Doit-on renverser un chef d’État démocratiquement élu au prétexte que son pays est en proie à une instabilité récurrente ?
A.T.T. : Le coup d’État n’est jamais une solution…

J.A.I. : Vous n’avez pourtant pas condamné le coup d’État de Bozizé…
A.T.T. : Je ne l’ai pas non plus applaudi Je ne l’ai pas non plus applaudi [rires]. Cela aurait été contraire à nos propres convictions. La voie la plus indiquée pour accéder au pouvoir, ce sont les urnes…

J.A.I. : Le président libérien Charles Taylor a été récemment inculpé pour crimes contre l’humanité par un tribunal onusien…
A.T.T. : Je n’ai rien contre ce type de procédure si tous les chefs d’État – quelle que soit l’importance de leur pays – sont logés à la même enseigne. Ce qui est mauvais, ce n’est pas l’inculpation d’un chef d’État qui est, après tout, un citoyen comme un autre, mais la discrimination en la matière.

J.A.I. : Le chef de l’État mauritanien Maaouiya Ould Taya vient d’échapper à un putsch…
A.T.T. : Nous entretenons avec la Mauritanie des relations fraternelles et amicales. Avec ce pays voisin et le Sénégal, nous partageons l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal, une des institutions d’intégration les plus performantes d’Afrique. Nous condamnons vigoureusement toute forme de prise de pouvoir par la force et souhaitons à ce pays frère paix et stabilité.

J.A.I. : Êtes-vous prêt à envoyer un avion en France pour ramener au pays les Maliens en instance d’expulsion ?
A.T.T. : Je n’ai pas d’avion. J’en affrète la veille de mes voyages à l’étranger…

J.A.I. : Accepterez-vous alors d’envoyer des policiers maliens en France pour aller les chercher ?
A.T.T. : C’est une question de culture et de compréhension. Nos compatriotes contribuent de manière positive au développement de leur pays. Ils envoient, chaque année, chez eux l’équivalent de la totalité de l’aide au développement que reçoit le Mali. En France, ils travaillent sans relâche et, bien souvent, dans des conditions difficiles. À ce titre, ils méritent le respect. Il ne faut pas les confondre avec les clandestins, qui sont une minorité.

J.A.I. : Où en êtes-vous de vos relations avec la France ?
A.T.T. : Elles sont franchement excellentes. Trois mois à peine après mon élection, j’ai été invité en visite officielle en France et j’y ai été reçu avec les honneurs. À cette occasion, le président Jacques Chirac a annulé une partie de notre dette monétaire. Puis, quelques mois plus tard, la ville de Bamako a été choisie pour accueillir, en 2005, la prochaine Conférence des chefs d’État d’Afrique et de France. Preuve de la qualité de nos relations, je peux vous annoncer que le président Chirac se rendra en visite officielle au Mali du 23 au 25 octobre prochain…

J.A.I. : On vous prête l’intention d’acheter tout prochainement un avion présidentiel ?
A.T.T. : Nous n’en avons pas les moyens. Du moins, pour l’instant.

J.A.I. : On connaît mal vos passe-temps…
A.T.T. : Je regarde beaucoup la télévision, surtout malienne. J’ai une chaîne hi-fi pour écouter de la musique. J’ai un ami aux États-Unis qui m’approvisionne en disques. Il m’a récemment envoyé la collection complète de Johnny Pacheco. La musique afro-cubaine me ramène à mon adolescence. Je lis beaucoup. Ce sont généralement des ouvrages qui me sont recommandés par des amis, comme votre patron Béchir Ben Yahmed, et d’autres. Enfin, je fais du sport, surtout, trois fois par semaine, de la gymnastique et de la culture physique. J’ai fait réhabiliter à cet effet la salle de sport du président Modibo Keita au palais de Koulouba. C’est la seule activité dont je ne peux pas me passer…

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