Broyé par la machine judiciaire

Un Congolais a passé plus de deux ans et demi derrière les barreaux. Accusé de viol, il avait écopé huit ans de prison au terme d’un procès bâclé. Il a raconté son calvaire à Jeune Afrique/l’intelligent .

Publié le 23 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Quand il raconte son histoire, Kévin Nkouka, aujourd’hui âgé de 28 ans, ne montre ni haine ni animosité. Ce jeune homme originaire du Congo-Brazzaville a pourtant vécu l’enfer. Avant de recouvrer sa liberté le 13 mai dernier au soir, acquitté à l’issue d’un procès en appel à Évreux, en Haute-Normandie, dans le nord-ouest de la France, Kévin aura passé plus de deux ans et sept mois derrière les barreaux. Accusé de viol, il avait écopé huit ans de prison ferme au terme d’un premier procès bâclé, tenu à Rouen, autre ville normande, .
Tout commence le 23 septembre 2000, dans un bar-restaurant de Petit-Quevilly, une commune de l’agglomération rouennaise. Kévin y vient souvent prendre un verre et discuter avec des amis. Ce soir-là, une jeune femme – nous l’appellerons Alice -, 23 ans au moment des faits, dîne en compagnie de deux amies. Quelques semaines plus tôt, Kévin avait rencontré Alice au même endroit. Ils avaient sympathisé. Kévin l’aborde et se joint au petit groupe pour faire la causette. À l’issue du repas, Alice décide de sortir du bar quelques instants pour fumer discrètement un « joint ». C’est le terme convenu pour désigner une ration de marijuana, dont la consommation, officiellement réprimée, est courante chez nombre de jeunes. Elle s’éloigne avec Kévin, qui lui suggère de ne pas fumer son joint dehors. Connaissant bien les lieux, il propose à la jeune femme de se retirer dans une pièce, à l’arrière du bar, accessible par une porte dérobée. Alice accepte et ils se retrouvent seuls à l’intérieur.
C’est là que les versions du futur accusé et de sa future présumée victime divergeront. Selon Kévin, Alice a continué à fumer, puis ils ont flirté et tout cela s’est terminé par une relation sexuelle librement consentie. Alice déclarera plus tard qu’elle avait refusé les avances du jeune homme et qu’elle n’était pas consentante. Elle dira aux juges que, tétanisée par l’agression de Kévin – qu’elle avait jusque-là trouvé extrêmement courtois -, elle s’était sentie incapable d’émettre le moindre son afin d’alerter l’entourage. De retour dans le bar, Alice retrouve ses deux amies toujours attablées. Rideau sur la soirée vers minuit. Elle ne fera pas la bise à Kévin, mais lui tendra la main.
Le lendemain, à 15 heures, Alice, flanquée d’une amie et de trois hommes, interpelle le jeune Congolais dans la rue, près du bar dont il est un habitué. Le groupe l’accuse d’avoir commis un viol la veille et menace de le faire arrêter. Sur leur demande, Kévin décline son identité complète et se dit prêt à s’expliquer devant la police. Il attend dans le bar jusqu’à 22 heures le retour annoncé du groupe avec des agents de police. Lorsqu’il sort peu après, sept personnes, dont le petit ami d’Alice, l’agressent violemment. Roué de coups, il s’évanouit. Transporté par une ambulance à l’hôpital universitaire Charles-Nicolle de Rouen, il devra subir une opération de la mâchoire. Entre-temps, Alice, conseillée par une de ses amies, dépose une plainte pour viol.
C’est dans sa chambre d’hôpital que Kévin reçoit la visite des inspecteurs de police judiciaire. Menottes aux pieds, mâchoire en compote, il est transféré le 26 septembre 2000 à la brigade de police, où il passe deux nuits et subit plusieurs interrogatoires avant d’être mis en examen et écroué à la maison d’arrêt de Rouen. Pourquoi s’intéressent-il donc aux Blanches ? Que vient-il faire dans leur pays ?, lui demanderont, entre autres amabilités, les officiers de police pendant la garde à vue. La détention préventive durera plus d’un an. Jusqu’au procès devant la cour d’assises de Rouen, les 23 et 24 octobre 2001, les multiples demandes de mise en liberté provisoire déposées par l’avocat de l’accusé se verront opposer un retentissant « je sors qui je veux » de la part de la présidente de la chambre d’instruction. Raison avancée : étant de nationalité étrangère, il pourrait repartir au Congo et échapper à la justice.
Kévin a donc tout le temps de connaître les rigueurs de la maison d’arrêt de Rouen, une prison française comme une autre, répondant au doux nom de Bonne-Nouvelle. Au début, dans sa cellule de 9 m2, il n’arrive pas à dormir. « À l’infirmerie, ils m’ont donné un traitement pendant dix jours. J’ai retrouvé le sommeil et ça allait mieux. J’ai demandé à travailler. » Le matricule 54506 restera un prisonnier modèle tout au long de son séjour dans les geôles de Bonne-Nouvelle. Il est admis dans l’atelier de la prison et pose des élastiques sur des chemises-dossiers. Il est ensuite affecté à une machine et obtient un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) d’opérateur machiniste.
D’abord défendu par un avocat commis d’office, Kévin réussit, avec l’aide financière de ses amis et de sa famille, à s’attacher les services d’un avocat du barreau de Rouen, Me Hugues Vigier. « Si j’avais été là dès le début, vous seriez dehors », déclare Vigier à son client en prenant connaissance du dossier. Il faut dire que les différentes expertises médicales réalisées confirment l’absence de violence durant l’acte sexuel incriminé et que l’examen psychologique de l’accusé ne retient contre lui qu’une « certaine immaturité ». Le 24 octobre 2001, contre toute attente, les jurés de la cour d’assises de Rouen déclarent pourtant Kévin coupable de viol. Le président de la cour choisit son camp dès le début du procès. « Moi, je considère que vous êtes coupable, la nuit porte conseil, venez demain dire la vérité », lâche-t-il à Kévin au soir du premier jour de procès. À Alice, en recherche d’emploi, il propose son aide.
Me Vigier a beau multiplier les protestations, rien n’y fait. Le président multiplie les entorses à la procédure et demande une suspension de séance au deuxième jour, pour… lire le dossier. Le procureur réclame six ans de prison. Kévin en récoltera huit ferme et 23 000 euros de dommages-intérêts. « Je croyais jusque-là que la justice française fonctionnait bien, maintenant je raconte mon histoire pour que les autres fassent attention, ça peut arriver à tout le monde », confie calmement Kévin Nkouka.
Retour à la prison de Rouen. Kévin fait appel de la condamnation le 5 novembre 2001. Longue attente, un an et sept mois, et nouveau procès les 12 et 13 mai 2003, devant la cour d’appel de l’Eure, à Évreux, toujours en Haute-Normandie. Kévin est transféré le 13 mars dans la maison d’arrêt d’Évreux. « Cette prison est plus moderne que celle de Rouen, j’ai travaillé dans l’atelier de fabrication de voitures miniatures », raconte Kévin. Le président de la cour, durant le procès d’Évreux a, lui, lu le dossier. « Alice a changé de version, se contredisait tout le temps, elle n’était pas crédible. Au premier procès, on ne lui avait pas vraiment posé de questions, et c’est le président qui répondait pour elle », affirme Kévin. Après une heure de délibération, les jurés déclarent, à l’unanimité, l’accusé non coupable. Ce 13 mai 2003, Kévin est acquitté. « J’étais plus ému que joyeux. On m’a ramené à la prison pour la levée de l’écrou, puis je suis rentré chez moi. »
Lorsqu’il avait quitté Brazzaville pour la France en février 1997, Kévin Nkouka ne se doutait pas que près de trois années de sa vie allaient être broyées par la machine judiciaire française. Il se souvient des humiliations vécues en prison, des insultes lancées par des codétenus à ceux qui comme lui étaient dans l’aile réservée aux « violeurs et autres pédophiles ». Il a aussi en mémoire les réflexions racistes du surveillant d’atelier qui l’appelait « le sombre » et lui demandait « si chez lui, en Afrique, on mange du yaourt dans les arbres ». Mais c’est la perte de ses deux parents, en 2001 et en janvier 2003, alors qu’il était incarcéré, qui l’a le plus affecté. Les réparations financières que son avocat se charge actuellement de réclamer à la justice française ne lui rendront pas les instants de vie qu’elle lui a volés.

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