Tous les chemins passent par Dubaï

Bénéficiaire pour la dix-septième année consécutive, la compagnie détenue par les Al Maktoum représente une menace redoutable pour les géants du secteur. Son principal atout : la plate-forme de l’émirat.

Publié le 24 mai 2005 Lecture : 7 minutes.

Vent de panique dans les états-majors de Lufthansa, British Airways et Air France. Selon une étude de l’Union des banques suisses (UBS), Emirates Airlines représenterait une menace aussi redoutable pour les transporteurs long-courriers que Ryanair, la low-cost irlandaise, sur le segment court-courrier. Et pour cause : dès 2008, la compagnie aérienne de Dubaï disposera d’une flotte long-courrier supérieure à celle de Lufthansa. Une situation d’autant plus préoccupante que la banque helvétique n’a décelé « aucune trace de subventions directes du gouvernement de Dubaï » (voir encadré p. 110) et attribue le succès du transporteur à son modèle économique. Les dirigeants des compagnies européennes ne pourront plus se rassurer à bon compte en accusant Emirates de fonctionner grâce aux subsides de la famille régnante de Dubaï, les Al Maktoum, qui la détiennent à 100 %.
En ce 27 avril 2005, Cheikh Ahmed Al Maktoum, oncle du prince héritier Mohamed Al Maktoum, a l’air absorbé. Installé dans les salons de l’hôtel Jumeirah Beach, à Dubaï, le patron du groupe Emirates, société mère d’Emirates Airlines et de Dnata, la filiale aéroportuaire, s’apprête à annoncer à la presse internationale un résultat 2004-2005 net record de 637 millions de dollars et un chiffre d’affaires de 4,9 milliards de dollars pour sa filiale aérienne. Mais il garde les yeux rivés sur l’écran géant qui retransmet en direct les images de l’Airbus A-380 aligné en bout de piste à Toulouse. Trois heures et cinquante-deux minutes plus tard, il peut enfin savourer ses dix-septième bénéfices consécutifs. Le très gros-porteur européen, sur lequel Emirates joue son avenir avec 45 commandes, s’est posé sans encombre après un premier vol d’essai concluant. Retour sur la saga d’une compagnie aérienne qui commence à perturber le ciel international.
Nous sommes en 1984. Pour la première fois, un avion, le MD11, la version longue distance du DC10 de McDonnell Douglas, relie l’Europe à l’Asie sans escale. Une à une, les compagnies aériennes désertent Dubaï, l’escale de réapprovisionnement en kérosène idéale – elle est à six heures de vol de l’Europe et de Singapour. Les Al Maktoum s’en émeuvent. Le programme de développement de l’émirat – 33 milliards de dollars d’investissements dans l’aluminium et le port franc de Jebel Ali -, conçu pour pallier l’épuisement de la rente pétrolière (moins de 6 % du PIB aujourd’hui), nécessite le maintien d’une desserte conséquente. En 1985, la décision est prise de créer Emirates Airlines en s’inspirant du modèle de Singapour. « Emirates n’est pas une compagnie aérienne, c’est le vecteur de développement de Dubaï », résume Jean-Luc Grillet, directeur général France. La création de la start-up est confiée à Ahmed Al Maktoum, 25 ans, patron de Dnata et ancien directeur de l’aviation civile. Dotée par le gouvernement de Dubaï d’un capital initial de 10 millions de dollars, Emirates démarre avec deux Boeing 727 en leasing de Pakistan Airlines à destination de Bombay et de Karachi. Dès 1986, la compagnie achète son premier avion, un Airbus A-310. En 1987, elle dessert Londres, puis Francfort et Istanbul. Le succès est au rendez-vous et ne se démentira plus. En 2004, Emirates a transporté 12,5 millions de passagers, 2,1 millions de mieux qu’en 2003, alors que la population de l’émirat n’est que de 1,2 million d’habitants. Et a attiré cent-dix compagnies sur le hub de Dubaï.
À l’origine de cette réussite fulgurante : la libéralisation du trafic aérien. Le régime dit de sixième liberté autorise une compagnie à relier deux pays tiers à condition de faire escale dans le pays d’origine de son pavillon. Une condition que remplit Dubaï, l’un des sept émirats des Émirats arabes unis, idéalement situé et dont les appareils peuvent rallier non-stop aussi bien la côte Est américaine que l’Australie. En transit, 55 % des passagers qui atterrissent à Dubaï redécollent aussitôt. Ce qui a permis à Emirates de capter 5 % du trafic Europe-Australie (la « kangourou route ») au détriment de Londres et de Singapour. Parallèlement, l’émirat a attiré 5,5 millions de touristes en 2004. Et s’est fixé pour objectif de porter ce chiffre à 15 millions d’ici à 2012. Ses arguments : le projet de Dubaïland, un parc de loisirs deux fois plus grand que Disneyland, et ses hôtels de luxe. Bien qu’au service de la promotion de Dubaï, Emirates est devenue la cinquième compagnie aérienne la plus rentable au monde, avec un résultat net de 13,1 % de son chiffre d’affaires grâce à des coûts opérationnels inférieurs de 40 % à ceux de KLM, et même moindres, selon l’UBS, que ceux de Ryanair. Explication : la flotte d’Emirates ne compte que trois types d’avion, contre neuf pour Air France : l’A-340, l’A-330 et le Boeing B-777, tous des long-courriers. Cette flotte homogène et récente – l’âge moyen de ses 76 appareils est de 55 mois – permet de réduire les coûts sur la maintenance, les stocks de pièces de rechange et la formation, et d’avoir des conteneurs cargos compatibles. De surcroît, les avions d’Emirates volent plus que ceux de ses concurrents, de quinze à seize heures par jour. « Dubaï est l’exemple idéal de hub, ouvert 24 heures sur 24 – contrairement aux aéroports européens, fermés la nuit -, avec deux plages de correspondances : de minuit à 3 heures du matin pour les vols en provenance d’Europe qui redécollent vers l’Asie et de 6 à 9 heures d’Asie vers l’Europe », explique Jean-Luc Grillet. La journée, les gros-porteurs « ne font pas du béton », poursuit-il. Traduction : les avions ne restent pas sur le tarmac et effectuent des liaisons au Moyen-Orient. Vers le Pakistan ou le Yémen, par exemple, les hommes d’affaires préférant effectuer des allers-retours de jour et séjourner à Dubaï, une destination plus sûre. Cela a permis à Emirates de faire l’économie d’appareils court-courriers. Et peu importe que ses gros-porteurs soient surdimensionnés sur les liaisons régionales puisque « le seuil de rentabilité d’un Boeing B-777 est à 46 % d’occupation de ses 300 sièges », précise Jean-Luc Grillet.
Autre avantage décisif : la productivité des pilotes, trois fois supérieure à celle d’Air France. Les pilotes d’Emirates volent presque deux fois plus que ceux d’Air France, quatre-vingt-cinq heures par mois en moyenne, contre cinquante-cinq heures, pour un coût salarial deux fois moindre. « Emirates bénéficie, ajoute Jean-Luc Grillet, de l’environnement économique favorable de Dubaï », une zone franche fiscale. Il n’y a ni charges sociales, ni impôts sur les sociétés, ni engagements de retraite qui plombent les comptes des « vieilles compagnies » européennes, ni, a fortiori, d’impôts sur le revenu. Syndicats et grèves ne sont pas autorisés. Concrètement, « un pilote d’Air France qui perçoit 11 000 euros net [15 000 euros brut moins environ 25 % de charges sociales] coûte 22 500 euros à son entreprise compte tenu des charges patronales. Alors que son homologue d’Emirates ne coûte à son employeur que ce qu’il perçoit, soit, en l’occurence, 10 000 euros », précise Thierry Le Floch, vice-président du Syndicat national des pilotes français (SNPL).
Enfin, les performances d’Emirates s’expliquent aussi par la qualité de son management. Ahmed Al Maktoum s’est attaché les services de cadres expérimentés de compagnies britanniques, comme Tim Clark, président d’Emirates Airlines, et de pilotes de la Royal Air Force. Progressivement, ils ont construit la marque « Emirates » avec un positionnement haut de gamme, refusant toute alliance. Emirates, qui détient 44 % de Sri Lankan Airlines, se contente d’accords de code sharing. En outre, contrairement à ses concurrentes, la compagnie de Dubaï achète ses avions au creux de la vague. Quelques semaines après le 11 septembre 2001, elle a passé une commande de 15 Airbus A-380, la première en date, ce qui lui a permis d’obtenir d’importantes réductions sur le prix catalogue. Autre exemple de réactivité : dès les premières tensions sur le pétrole, Emirates a lancé, en juin 2004, un plan de réduction des coûts (gel des recrutements, sauf pour les navigants, report de l’ouverture des routes directes de San Francisco, Chicago et Houston, et mise en place d’une taxe carburant sur les billets). Ainsi, bien que sa facture de carburant ait augmenté de 44 % en 2004, son bénéfice net a progressé de 49 % par rapport à l’exercice précédent.
Fruit de son expansion, Emirates dessert 76 villes dans 54 pays, dont 10 destinations africaines. Mais reste positionnée, malgré l’ouverture d’un vol quotidien direct Dubaï-New York, sur les liaisons avec l’Europe (32 % de son trafic), l’Asie (68 %), particulièrement l’Inde, où elle est la première compagnie étrangère, et l’Australie. En Europe, la compagnie dessert aussi des villes délaissées comme Nice, Düsseldorf, Munich, Manchester ou Glasgow, et devrait ouvrir l’escale de Hambourg. Emirates pourrait être la première à poser un Airbus A-380 à Paris, en février 2007. Scénario cauchemar pour Air France, la compagnie la plus menacée, selon l’UBS. Au Moyen-Orient, son réseau le plus rentable, Emirates affronte Qatar Airways, issue d’une scission de Gulf Air, Etihad Airways, lancée en 2003 par Abou Dhabi, et Air Arabia, la low-cost régionale.
À l’horizon 2012, Emirates alignera 151 gros-porteurs d’une capacité de 33 millions de passagers par an. D’où l’extension du hub de Dubaï, qui pourra accueillir, à partir de 2010, 70 millions de voyageurs, une capacité supérieure à celle de Londres-Heathrow. Au total, le carnet de commandes d’Emirates représente 30 milliards de dollars pour 97 appareils, à raison d’une livraison par mois pendant huit ans, dont 30 Boeing B-777-300, 20 Airbus A-340-600 et 45 A-380, soit 30 % du carnet de commandes d’Airbus ! « L’A-380 offrira à Emirates le coût opérationnel le moins élevé de l’industrie », résume Ahmed Al Maktoum, la consommation en kérosène devant être inférieure à trois litres par passager aux 100 km. L’A-380 est conçu pour de gigantesques hubs, alors que les aéroports sont saturés, et les créneaux de décollage de plus en plus rares. Un modèle que conteste Boeing, qui, avec le lancement du B-787 Dreamliner, mise sur des liaisons directes « point à point » avec un avion de 260 places d’une autonomie de 15 000 km. Mais ce débat semble déjà dépassé. Selon le Sunday Times, Emirates pourrait annoncer, en juin, au salon du Bourget, une commande de 50 Airbus A-350, le moyen-porteur à long rayon d’action concurrent du B-787, pour remplacer ses 33 A-330. Pour financer ces nouvelles commandes – 6 milliards de dollars au prix catalogue -, Ahmed Al Maktoum envisage de mettre en Bourse jusqu’à 49 % du capital d’Emirates. De quoi lui permettre de « devenir le premier hub mondial long-courrier reliant les États-Unis au reste du monde avec une seule escale à Dubaï », résument les analystes de JP Morgan.

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