Retour à Alger

Notre collaborateur n’était pas retourné dans la capitale algérienne depuis 1981. Parmi ses bonnes surprises, l’amabilité des habitants de la Ville blanche.

Publié le 23 mai 2005 Lecture : 7 minutes.

Jadis, pendant les années qui ont précédé et suivi l’indépendance, j’allais souvent à Alger ; j’y ai même vécu en 1959 et en 1966. J’ai beaucoup aimé cette ville. Je n’y étais pas retourné depuis 1981… Mon souvenir est précis : j’étais arrivé le 11 mai, le lendemain de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République française : à l’aéroport, j’avais fait remarquer à l’employé de banque que le taux de change qu’il m’appliquait ne me paraissait pas très généreux. « Oh, vous savez, avait-il répliqué, maintenant, avec votre franc socialiste… »
Au moins avait-il gardé le sens de l’humour, ce qui n’était pas le cas de tous ses compatriotes. Deux décennies de socialisme ou prétendu tel avaient noyé la Ville blanche dans une lugubre grisaille. Tout était sale : façades, couloirs, escaliers, comptoirs, automobiles… Rarissimes étaient les ascenseurs et les taxis en état de marche. On ne trouvait pas de livres, guère de journaux, voire de pommes de terre. Les gens, à commencer par ceux qui sont habituellement complaisants par nature ou par fonction – commerçants, agents de voyages, préposés aux renseignements de tous ordres, serveurs, personnel hôtelier -, se montraient maussades, renfrognés, grincheux, agressifs. Jaloux, somme toute, de qui n’était pas algérien.
Deux autres décennies sont passées, au cours desquelles la peur s’est abattue sur Alger, surajoutée à la grisaille. Je m’attendais au pire. Eh bien, pas du tout. Disons-le tout de suite, clamons-le : les Algérois, décontractés depuis le net recul du terrorisme, sont redevenus aimables ! Quiconque se souvient des tracas qui accueillaient le voyageur à l’aéroport de Dar el-Beïda, ex-Maison-Blanche, aujourd’hui Houari-Boumedienne, mesurera tout de suite l’importance du changement. Pas de queue au contrôle de police, une policière – oui, policière – a discrètement entrouvert mon passeport avant de me souhaiter la bienvenue avec le sourire ; nul douanier n’a commis l’impudence de jeter un regard sur mes bagages ; les formulaires de déclaration de devises restent disponibles, mais l’usage en semble perdu… Bref, un quart d’heure après l’atterrissage de l’avion, j’étais sorti – bien qu’un des derniers – de l’aérogare.
Les récentes visites officielles et le sommet de la Ligue arabe (22-23 mars) y sont assurément pour quelque chose, mais n’expliquent pas tout : les immeubles du centre ont trouvé un éclat qu’ils n’avaient peut-être même pas eu dans leur jeunesse, grâce au bleu lumineux, peut-être importé de Sidi Bou Saïd en 1962 par l’armée des frontières ou le GPRA, qui a marqué la décolonisation ; les kilomètres de balustrade qui longent le front de mer reluisent des tonnes de peinture qui leur ont été administrées tout récemment. Sur les trottoirs, il reste à faire, et la prudence commande de marcher en regardant ses pieds, ce qui est bien dommage, car il y a mieux à voir, même si bon nombre de pavements ont été soigneusement remis en état, la réfection continue.
Les chaussées, heureusement, sont bien entretenues, au moins dans le centre, mais l’augmentation considérable du parc automobile, devenu, de loin, le plus important du Maghreb par habitant, cause des engorgements que ne résorbent ni les nouvelles voies rapides et les tunnels, ni les nuées de policiers, dont l’autorité, il est vrai, ne s’impose guère. Alors, conducteurs et piétons contribuent allègrement à la lutte contre les embouteillages en fonçant à travers les flux de circulation. Peut-on dire que cela fait partie du charme immémorial – et méditerranéen – d’Alger ?
Et les Algérois ? Ah ! ne dirait-on pas qu’ils ont tous bénéficié d’une cure de relations publiques ? Les voici affables, j’insiste. Aussi bien ceux que j’ai rencontrés pour des motifs professionnels, et qui se mettaient en quatre pour m’aider, que les serveurs de bar ou de restaurant, que l’équipe hôtelière, du directeur à la femme de chambre… prévenants – m’en croira-t-on ? – sans pour autant manifester aucune obséquiosité. Un bémol, quand même : ces remarques valent pour l’hôtel une fois que vous y êtes installé, car auparavant, las de devoir répéter à longueur de journée qu’il n’y a pas de chambre libre, les réceptionnistes ne sont pas toujours d’une suave politesse.
Y a-t-il d’autres exceptions ? Évidemment. Disons à titre de séquelle des années grises. Ainsi l’es-Safir, ex-Aletti, ce joyau du Modern Style algérois qui fut, jusqu’à l’indépendance, l’un des deux grands hôtels d’Alger et le plus central, renommé pour la qualité de son service, singulièrement de son essaim de chasseurs et de liftiers en uniforme. Quelle désolation ! N’entrons pas dans les détails.
Le cauchemar que suscitait, naguère encore, toute tentative de téléphoner, n’est plus qu’un souvenir. Les Algérois rattrapent leur retard avec frénésie à l’aide des millions d’appareils portables qui carillonnent de mélodies variées dans les bureaux comme dans les logements, dans les bars et restaurants comme dans les transports publics et dans les rues.
Les rues, parlons-en encore. Les fameux « hittistes », ces mâles désoeuvrés qui « tiennent les murs » à longueur de journée, ont presque disparu, au moins du centre. Ceux qui perpétuent la tradition semblent avoir renoncé à importuner les passantes. Les jeunes filles vont et viennent, le plus souvent entre elles, mais parfois en couple, voilées ou non, ce qui paraît sans grande signification, et nul ne prête vraiment attention à ce détail vestimentaire. D’ailleurs, le voile, islamique ou non, atteint rarement, même chez les vieilles dames, les proportions majestueuses d’un haïk et ne cache pas le visage. On croise presque autant de femmes que d’hommes, j’ai compté plusieurs fois. Mais où disparaissent-elles aux heures des repas ? Elles sont très peu nombreuses dans les restaurants, complètement absentes de certains cafés.
Finalement, que manque-t-il à Alger ? Je ne l’ai pas perçu immédiatement, et ce sont des amis algérois qui me l’ont fait observer : c’est la seule grande ville du monde où l’on ne rencontre, pour ainsi dire, pas d’étrangers. Avis, donc, aux touristes : maintenant, vous pouvez venir, la sécurité est de retour et aussi le sens de l’hospitalité des habitants.
Je ne peux pas passer sous silence quelques déboires relatifs à l’objet de mon séjour. Il s’agit d’un travail historique sur la guerre d’indépendance. Je n’enlève rien de ce que je viens de dire : la grande majorité des acteurs et témoins que je voulais entendre m’a reçu chaleureusement et m’a répondu sans détours ; mon voyage a été aussi fructueux qu’agréable. Mais il reste des tabous, précisément tout ce qui risque d’être, si peu que ce soit, de nature à ternir la légende dorée de la révolution. Beaucoup ont bien voulu les briser, sans allégresse, mais avec un souci souvent méticuleux de vérité historique. Quelques autres, parmi ceux qui font encore de la politique, n’y étaient pas prêts, tel ce héros de mémorables combats qui m’accueillit on ne peut plus cordialement, puis se rétracta brutalement lorsqu’il comprit que je n’avais pas l’intention de paraphraser le discours officiel qu’il s’apprêtait à me tenir. D’autres enfin, quelle que soit leur bonne volonté, sont liés par l’obligation du secret héritée du temps de la clandestinité, tels les archivistes, auxquels je veux rendre hommage et qui auraient été tellement heureux de pouvoir m’aider ! Pour ne pas me laisser repartir bredouille, ils en ont été réduits à me permettre de consulter une photocopie d’un document sur laquelle les noms de personne et de lieu avaient été caviardés avec tellement de soin que je n’ai pas compris de quoi il s’agissait…
À ma sortie des Archives nationales, là-haut, à Ben Aknoun, où j’avais passé la journée, un taxi ne tarda pas trop à s’arrêter ; le chauffeur était désolé, mais il n’avait pas le temps de redescendre dans le centre. Seuls ceux qui ont connu Alger il y a dix ou vingt ans saisiront le merveilleux de ce qui va suivre. Encore faut-il qu’ils veuillent bien me croire. Je jure que l’anecdote est authentique.
Le temps passa, mais aucun taxi libre. Il se mit à pleuvoir. En cinq minutes, je fus dans le même état que si j’étais tombé dans le port. Un peu plus loin, une jeune femme, une quadragénaire, avait déployé un parapluie. Elle me jeta un regard de commisération, puis me fit un signe et m’offrit de partager son frêle abri. Elle ne parlait guère français, mais je compris que mon attente pourrait être vaine pendant des heures et que je ferais mieux de prendre un autobus. Pas si simple quand on ne connaît rien au réseau de transports publics et qu’on est aveuglé par les trombes d’eau, mais je n’eus pas à me décider.
« On prend l’autobus ! » m’enjoignit ma bienfaitrice. J’entrai avec elle dans le petit bus. Aussitôt – qu’on suive bien mon récit -, trois passagers se levèrent pour nous proposer leurs sièges. Non seulement mon ange gardien ne me laissa pas payer sa place, mais, avant que j’eusse pu esquisser un mouvement, elle avait payé la mienne. Nous étions dans un bain de vapeur, les vitres étaient embuées, j’étais incapable de me repérer, mais, au temps passé, il me semblait que nous aurions dû atteindre la Grande Poste ou le carrefour Audin… « On change d’autobus ! » Soit. J’aurais suivi jusqu’au bout du monde pourvu que cela fût à pied sec. J’abrège. Après la traversée un peu surréaliste d’un souk souterrain, nous trouvâmes un autre autobus où le même scénario se produisit. Après un gymkhana à travers le port, ma protectrice me donna congé d’un large sourire.

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