Pascal Lamy, l’équilibriste

Le nouveau directeur général de l’Organisation mondiale du commerce nourrit une doubleambition : imposer l’idée d’un libéralisme à visage humain et réconcilier les citoyens avec les institutions internationales.

Publié le 24 mai 2005 Lecture : 11 minutes.

« C’est une bête ! », lâche d’emblée Jaya Krishna Cuttaree, le ministre mauricien des Affaires étrangères et du Commerce international, lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de Pascal Lamy. Le regard de celui qui a si souvent affronté l’ex-commissaire européen au Commerce dans les difficiles négociations entre les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) et l’Europe – et qui lui était également opposé dans la course à la direction de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – traduit encore l’âpreté des longues séances de discussions. Le Français ne lâche rien… Avec son regard bleu acéré, il vous capte autant qu’il vous tient à distance. Son oeil est vif, son discours, technique, bien huilé et sans fioritures… Son but : amener son interlocuteur sur son terrain pour le faire adhérer à sa vision des choses.
« Un jour, à Bruxelles, se souvient Cuttaree, avant d’engager les débats, je lui faisais remarquer qu’une délégation très importante de représentants des ACP s’était déplacée et que l’Europe n’avait mandaté qu’un seul commissaire. Sa réponse fut cinglante : vous avez devant vous le représentant de l’Union européenne. Cela devrait vous suffire… Bon, on y va, ou alors j’ai d’autres choses à faire… » Pascal Lamy va droit au but et a horreur de perdre son temps. À chaque interview, il ne manque pas de faire comprendre à son vis-à-vis – un coup d’oeil appuyé sur sa montre – que son agenda est chargé et qu’il a d’autres chats à fouetter. Ses journées commencent tôt le matin et se prolongent généralement assez tardivement. « Il lui arrive souvent de les débuter par un footing avant de se rendre au bureau vers 8 heures », confie une de ses anciennes collaboratrices à la Commission. Une fois arrivé, il feuillette généralement la presse du jour. « Il attache une grande importance à ce que disent les journaux, poursuit-elle. C’est une occasion pour lui de voir comment le monde réagit. » Après sa revue de presse, la « bête » enchaîne rendez-vous et séances de travail et déjeune très souvent sur le pouce. Son physique d’ascète prouve qu’il est peu porté sur la bonne chère.
Ses collaborateurs louent son intelligence : « Il vous écoute, comprend vite et sait prendre des décisions rapides. » Mais aussi sa fidélité : « Il ne vous laisse pas tomber. Après avoir quitté mon poste à la Commission, indique Catherine Ray, son ancienne chargée de communication, il s’est régulièrement enquis de ma situation et m’a donné un coup de pouce pour que je retrouve un emploi. » Celle qui a continué à l’accompagner bénévolement dans ses rendez-vous avec les médias lors de sa campagne à l’OMC reconnaît qu’il est passionnant de le côtoyer dans l’exercice de ses activités.
Pascal Lamy a des origines plutôt modestes. Ses arrière-grands-parents étaient agriculteurs et ses grands-parents quincailliers. Ses parents, pharmaciens, plus aisés, ont tenu à ce que leurs enfants fassent de longues et brillantes études. Ses frères sont médecins, et lui a effectué un parcours digne de l’élite de la nation. Après une enfance heureuse à Levallois-Perret et des études au lycée Carnot, à Paris, le jeune Lamy intègre les Hautes Études commerciales (HEC) à Jouy-en-Josas, alors que ses parents rêvent d’en faire un polytechnicien. Diplôme en poche, il entre à Sciences-Po pour préparer le concours de l’École nationale d’administration (ENA), qu’il réussit en 1973. Il intègre une promotion très prestigieuse et termine deuxième derrière Alain Minc, mais devant Martine Aubry, la fille de Jacques Delors.
Le jeune et brillant énarque se tourne alors vers l’Inspection générale des finances alors qu’il commence à se faire un nom au Parti socialiste (PS). Étudiant, il trustait déjà les fonctions de chef de classe, ce qui lui a permis, très tôt, de défendre des causes et des opinions. À 13 ans, il s’inscrit aux Jeunesses étudiantes chrétiennes du lycée Carnot et s’investit dans les diverses activités de loisirs et de travaux d’utilité. Son engagement le conduit inévitablement à la politique. Il prend sa carte du PS en 1969 après un bref passage chez les radicaux de gauche. « Je voulais montrer à ma future belle-famille – notamment à François Luchaire, grand constitutionnaliste, dirigeant du Mouvement des radicaux de gauche (MRG), qui deviendra membre du Conseil constitutionnel – à quel point je tenais à ma future femme [NDLR : Geneviève Luchaire] », explique-t-il dans Rue Saint-Guillaume, le journal de Sciences-Po.
Son passage à l’ENA est un tremplin : il devient une des chevilles ouvrières de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), milite pour François Mitterrand à la présidentielle de 1974 et assure le secrétariat de section du PS en Normandie. À l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il entre au cabinet de Jacques Delors, alors ministre de l’Économie et des Finances. Lamy se fait vite remarquer en suggérant de s’adapter aux « lois du marché » et en soutenant la « rigueur budgétaire ». Il atterrit naturellement au cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy pour y piloter ce changement de cap en 1983. Mais Delors lui remet vite le grappin dessus et en fait son directeur de cabinet lorsqu’il devient président de la Commission européenne, en 1985. Il y restera jusqu’à la fin du mandat de son mentor, en 1994, et participera à la création du Marché unique européen et à l’élaboration du traité de Maastricht. Il continue à participer aux réunions du PS en tant que membre du comité directeur.
À la fin de 1994, Jean Peyrelevade, un autre socialiste, fait appel à lui pour sauver le Crédit Lyonnais, alors public. Il est chargé de la privatisation dans un climat difficile, puisque l’établissement est durement touché par la récession et les affaires douteuses dans l’immobilier. « Je garde un souvenir assez douloureux de cette époque. J’en prenais plein la gueule tous les matins », se souvient-il. Appelé pour redresser la barre, il joue un rôle crucial dans les négociations avec le commissaire européen à la Concurrence, Karel Van Miert, et participe activement à l’élaboration du compromis de mai 1998, qui évite la faillite de la banque et l’aide à réussir sa privatisation. Partout où il passe, sa réputation le précède : grand travailleur et fin connaisseur des dossiers dont il a la charge. Pendant cette période, il préside également la commission « prospective » du CNPF, ancêtre du Medef, la fédération patronale française. Il est aussi membre de la Rand Corporation, think-tank américain lié au Pentagone et à l’industrie militaire d’outre-Atlantique. Début 1999, Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn lui proposent le poste de Commissaire européen au commerce après qu’il a décliné la direction d’Air France. « Je ne pensais pas avoir la marge de manoeuvre suffisante pour redresser la compagnie », précise-t-il.
Il passe son été à opérer lui-même le recrutement d’une équipe de choc, la meilleure qu’il ait jamais eue : « S’il existe dans ma vie, en dehors de mes engagements personnels, politiques et économiques, une constance, une chose à laquelle j’attache et j’ai toujours attaché une importance considérable, ce sont les équipes, les gens, le recrutement, et de temps en temps, la séparation, parce que cela fait partie du métier. Pour les dirigeants, qu’ils soient politiques, économiques, associatifs, ou religieux, le choix des personnes est sûrement l’exercice humain et professionnel le plus complet. »
Il se met rapidement au travail et s’impose comme le commissaire le plus en vue. Il intervient sur tous les dossiers chauds : agriculture, commerce, relations avec les pays du Sud. Sa mission le conduit à voyager très fréquemment d’un continent à l’autre. Il ne compte plus les heures de vol et s’accommode des décalages horaires. Aux termes du mandat qui lui est confié par les États membres, Pascal Lamy prône la libéralisation des échanges tout en préservant les solidarités sociales européennes. Ces positions oscillent entre l’ouverture et la cohésion, la concurrence et la coopération, exercice périlleux dans les négociations internationales. Accusé constamment de faire le grand écart, l’émissaire européen est sous le feu permanent de la critique. Raoul Jennar, docteur en sciences politiques et chercheur à Oxfam Solidarité (Belgique), adversaire déclaré de la mondialisation libérale sauvage, est l’un de ses plus grands détracteurs. Dans son ouvrage Europe, la trahison des élites, il épingle l’ancien commissaire européen au Commerce en l’accusant de double langage. Il rappelle notamment que lors de son passage au Crédit Lyonnais, le syndicat CGT le baptise le « para », la « brute », l’ « Exocet », bref « celui qui a organisé la casse sociale ». Et souligne qu’ensuite le commissaire de Bruxelles a fait allégeance au patronat européen en participant régulièrement aux conférences annuelles du Transatlantic Business Dialogue (TABD), une plate-forme de discussion pour les entrepreneurs européens et américains, au Forum économique mondial de Davos, ainsi qu’à l’European Business Summit. Jennar lui reproche enfin d’avoir annoncé que l’Europe n’exigerait rien d’important des pays les moins avancés (PMA) dans les négociations sur l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), alors que la Commission n’a jamais cessé de leur demander la libéralisation de certains secteurs comme l’eau et l’électricité. Après l’échec de la conférence de l’OMC de Cancún, en septembre 2003, le journaliste britannique d’investigation George Monbiot écrit, dans le Guardian : « S’il y avait un prix Nobel de l’hypocrisie, il serait décerné cette année à Pascal Lamy. »
Malgré les critiques, le commissaire européen garde le cap. Il s’appuie sur sa complicité intellectuelle avec son homologue américain Robert Zoellick, avec qui il partage la passion de la course à pied, pour faire progresser les négociations de Doha sur le commerce et le développement. « C’est comme dans les affaires, l’amitié aide, mais nous avons chacun des comptes à rendre à nos mandants réciproques », confie-t-il. Les deux hommes ne s’en sortent pas trop mal. Zoellick gagne du temps sur le dossier de l’épineux problème des subventions cotonnières américaines. Lamy, quant à lui, parvient à préserver l’essentiel de la Politique agricole commune (PAC) en maintenant les aides à la production malgré les attaques des pays du Sud. Il lâche toutefois du lest sur plusieurs dossiers. Réforme fortement les subventions à l’exportation des produits agricoles, ce qui lui attirera les foudres des gouvernements français de droite, et revoit les régimes européens d’importation de la banane et du sucre. Enfin, il agit en faveur de l’insertion des nations en développement dans le commerce mondial. Il est, par exemple, l’artisan du démantèlement des subventions européennes sur le coton, ou encore l’instigateur de « Tout sauf les armes », une initiative adoptée en février 2001, qui étend le libre accès au marché communautaire, en franchise de droits et de quotas, à tous les produits en provenance des pays les moins avancés (PMA). La presse l’apprécie de plus en plus et son image de moine bouddhiste lui vaut d’être surnommé le « dalaï-Lamy » par le Financial Times. Son engagement en faveur d’un dialogue ouvert et pacifique entre partisans et adversaires de la mondialisation commence à porter ses fruits. Ayant achevé son mandat à la Commission en novembre 2004, Lamy se lance alors naturellement dans la course pour le poste de directeur général de l’OMC. « On m’a proposé plusieurs offres intéressantes de direction dans le privé, explique-t-il. Mais je suis fondamentalement attaché au multilatéralisme pour faire progresser la gouvernance mondiale et encadrer les forces du marché. Je suis convaincu de la nécessité que des autorités politiques, publiques, démocratiques gardent le contrôle des processus économiques et sociaux, qui ne doivent pas être seulement influencés par les seuls ressorts du capitalisme. »
Mais la partie est loin d’être gagnée. Le Français ne bénéficie du soutien, au lancement de la campagne, que des 25 Européens sur les 148 États membres de l’OMC alors que le Mauricien Cuttaree peut compter sur l’appui de 56 pays ACP. Lamy mène sa campagne tambour battant avec des moyens limités et rallie les suffrages les uns après les autres. Il installe son QG boulevard des Capucines, dans le 2e arrondissement de Paris, au siège de l’association Notre Europe. Il profite de ses nombreuses invitations à des colloques et conférences pour rencontrer et convaincre les pays du Sud. Et manoeuvre habilement pour éliminer Cuttaree. Faisant fi de leurs rapports historiques avec les pays ACP, les voix européennes se portent, lors du second tour de désignation du directeur général de l’OMC, sur Lamy et sur l’Uruguayen Perez del Castillo. Le 13 mai, la victoire du Français est annoncée après le retrait du dernier opposant en lice, le représentant latino-américain.
Bien qu’il soit conscient que son nouveau rôle est de faciliter les discussions, le nouveau directeur général de l’organisation compte bien réformer une institution qu’il qualifiait, il n’y a pas si longtemps, de médiévale. « L’OMC doit faire des progrès dans l’organisation des réunions, la transparence et l’appui du secrétariat à ses membres », précise-t-il. Mais sa priorité numéro un sera de conclure le round de discussions de Doha sur le commerce et le développement : « Nous sommes actuellement à mi-parcours. Après l’échec de Cancún en septembre 2003, nous avons accompli des progrès indéniables en juillet 2004, à Genève, en établissant un cadre général d’orientations qui devra être amélioré lors de la VIe Conférence ministérielle de l’OMC, à Hong Kong, en décembre 2005. »
Officiellement, il succédera, le 1er septembre, au Thaïlandais Supachai Panitchpakdi pour un mandat de quatre ans. En attendant, il vit ses derniers mois dans la capitale française. Son emploi du temps est assez chargé. Il préside Notre Europe, un laboratoire d’idées et de propositions sur la construction européenne, donne des cours à Sciences-Po, intervient dans de nombreux colloques et conférences… Il garde des liens avec les anciens de HEC, de Sciences-Po et de l’ENA, et fréquente l’écrivain Erik Orsenna, un ami, qui travaille actuellement à la réalisation d’un documentaire sur le coton. Il continue de voir régulièrement Delors, Rocard, Strauss-Kahn, mais ne côtoie plus Fabius depuis que ce dernier a pris position en faveur du « non » au référendum sur la Constitution européenne. À droite, il s’entend bien avec Michel Barnier et Francis Mer, et entretient de bonnes relations – professionnelles, précise-t-il – avec Nicolas Sarkozy. Le socialiste ne souhaite pas entrer dans le débat politique français, jouer au jeu des « petites phrases », et juge assez sévèrement les responsables qui utilisent mal ou détournent les deniers de l’État. « Ma conception de l’administration est nordique. La gestion de l’argent public est un privilège qui doit se justifier », soutient-il.
À 58 ans, le Français consacre le peu de temps libre qui lui reste à sa famille et à la lecture. Et se rend aussi souvent que possible à l’opéra. Sur quel pied fera-t-il danser demain les membres de l’OMC ? Le nouveau patron de l’institution réussira-t-il à imposer l’idée d’un libéralisme à visage humain et à réconcilier les citoyens avec les organisations internationales ?

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