Le syndrome d’Abuja
La capitale nigériane ne réussit décidément pas à l’institution. Comme en 1995, les soixante-dix-sept pays membres n’ont pu s’entendre sur le nom du futur président. Dernier round à Tunis, les 21 et 22 juillet.
Réunis à Abuja, capitale du Nigeria, les 18 et 19 mai, pour élire le futur président de la Banque africaine de développement (BAD), les soixante-dix-sept gouverneurs de l’institution n’ont pas réussi à départager les deux derniers candidats restés en course, malgré les cinq tours de scrutin prévus. Ni le Rwandais Donald Kaberuka ni le Nigérian Olabisi Ogunjobi n’ont pu, en effet, obtenir la double majorité requise : celle de l’ensemble des votants et celle des votants africains (cinquante-trois pays). Le premier a réuni 58,22 % du total des voix, mais seulement 40,54 % des votes africains ; le second, 41,78 % du total et 59,46 % des suffrages africains*.
Cet échec est le résultat d’un dangereux clivage entre deux coalitions, l’une emmenée par les États-Unis – premier actionnaire non africain – autour du candidat rwandais, l’autre conduite par le Nigeria – premier actionnaire africain – autour de son propre candidat. Retour sur une élection inachevée.
Mercredi 18 mai, 22 heures. Les journalistes viennent d’assister à l’une des conférences de presse les plus courtes de l’Histoire. Elle a duré une minute. Mme Ngozi Okonjo-Iweala, présidente du Conseil des gouverneurs de la BAD et ministre nigériane des Finances, confirme l’issue du cinquième tour de l’élection : aucun gagnant. « Le processus est reporté au lendemain à 9 heures », dit-elle. Assis à ses côtés, Cheikh Ibrahima Fall, le secrétaire général de la BAD, n’ajoutera pas un mot de plus. Grand absent de la conférence de presse, le président sortant, le Marocain Omar Kabbaj, astreint à la neutralité. Mais entre les deux coalitions, la « guerre » est déclarée. Les tentatives nocturnes pour parvenir à une médiation ou obtenir un report de voix vont se multiplier. Le président nigérian Olusegun Obasanjo téléphone à plusieurs de ses pairs pour les mobiliser en faveur de son candidat. Il manquerait deux votes décisifs à son candidat : celui de l’Égypte (5,094 %) et de l’Afrique du Sud (4,023 %). La nuit leur portera-t-elle conseil ?
Jeudi 19 mai, 9 heures. Les débats s’ouvrent sur la question de savoir s’il faut organiser un sixième tour dans la foulée ou le différer à une date ultérieure. Les choix des uns et des autres n’ayant pas bougé au cours de la nuit, un sixième tour aurait conduit, selon les uns, à la même impasse. « Non, il aurait permis au candidat nigérian de l’emporter », estime un haut responsable de la BAD. Mais tout le monde finira, dans un souci de consensus, par se ranger à la solution de sagesse : le report, conformément aux règles et aux procédures de l’élection.
Le sixième tour n’aura donc pas lieu à chaud, mais dans deux mois, lors d’une assemblée générale extraordinaire, convoquée à Tunis, siège temporaire de la Banque, les 21 et 22 juillet, avec l’espoir de pouvoir enfin départager les deux candidats restés en lice. Pas question d’ouvrir l’élection à d’autres candidatures, en particulier au candidat gabonais, Casimir Oyé Mba, troisième dans l’ordre des votes.
Seulement voilà, les choses risquent de ne pas se décanter dans les deux mois à venir. Le président Obasanjo devrait profiter de son voyage prévu de longue date à Paris dans la semaine du 23 mai pour demander le soutien du président Jacques Chirac. La France a d’abord soutenu Casimir Oyé Mba, puis a reporté ses voix sur Donald Kaberuka. « Il faudrait un tremblement de terre pour que nous changions d’opinion », nous a confié un gouverneur partisan du Rwandais. Dans le camp adverse, on se montre tout aussi déterminé : « C’est une question de principe : les pays non africains doivent suivre la majorité africaine, et cette majorité a voté au cinquième tour en faveur d’Olabisi Ogunjobi. Rappelez-vous l’élection de 1995 : la plupart des non-Africains ont d’abord voté contre Omar Kabbaj, le candidat de la majorité africaine. Ensuite, ils se sont ralliés à lui. L’expérience a prouvé qu’ils ont fait le bon choix. »
À l’origine du mécontentement de la majorité des pays africains, le soutien actif apporté par les États-Unis au candidat rwandais. « Nous soutenons Kaberuka parce que c’est un candidat solide et très compétent, explique l’administratrice américaine Cynthia Perry. Il a le leadership dont la Banque a besoin. S’il est bon pour la Banque, il le sera pour l’Afrique. »
Lors de la réunion à huis clos du 19 mai, un gouverneur favorable au Rwanda a cru pouvoir faire plaisir au Nigeria en s’adressant à son ministre des Finances Ngozi Okonjo-Iweala, présidente en exercice de l’Assemblée, en ces termes : « Nous ne sommes pas contre le Nigeria, vous auriez été vous-même candidate, nous aurions voté pour vous… » Obasanjo aurait-il fait le mauvais choix ? Les partisans de son candidat sont, eux, convaincus que les États-Unis nourrissent des visées géopolitiques et hégémoniques. « Ils veulent contrôler la BAD, affirment-ils. Mais, d’ici à juillet, nous pensons que la sagesse finira par prévaloir. C’est une question de principe. » En espérant que l’exemple de l’Italie et de l’Espagne, qui ont voté pour le candidat nigérian, sera suivi. « On ne peut pas opposer un veto à un candidat qui bénéficie de la majorité des votes africains », admet Pittore Francesco, l’administrateur italien (lire aussi « Confidentiel » en page 125).
* Ont voté pour Kaberuka au dernier tour, notamment : États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Allemagne, Norvège, Pays-Bas, Suède, Danemark, Japon, France et Suisse (non régionaux) ; Afrique du Sud, Égypte, Ouganda, Zambie, Tanzanie, Érythrée et Éthiopie. Parmi les soutiens d’Ogunjobi : Italie, Espagne, Chine, Inde, Algérie, Maroc, Mauritanie et Koweït.
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