Le Rif à l’heure de la réconciliation

Dans une région longtemps traitée en paria, les auditions de l’IER s’inscrivent dans un processus de réintégration au sein de la communauté nationale.

Publié le 23 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Que s’est-il passé dans la région du Rif entre 1956 et 1959 ? Quelle a été l’ampleur de la répression lors des événements de 1984 dans les principales villes du nord du Maroc ? Quel fut le nombre des victimes, des disparus et des détenus au cours de ces manifestations menées par des lycéens et qui ont viré au drame ? C’est pour répondre à ces questions, et à bien d’autres encore, que les membres de l’Instance Équité et Réconciliation – IER, mise en place par le roi Mohammed VI en janvier 2004 et présidée par Driss Benzekri, ancien prisonnier politique -, se sont rendus, le 3 mai, à Al Hoceima, à 600 kilomètres au nord-est de Rabat. Pendant longtemps, les habitants « du Nord » ont été perçus comme des « maudits du régime », des insoumis, et cette démarche de l’IER s’inscrit dans le processus de réconciliation avec la monarchie. Au lendemain de son intronisation, en juillet 1999, le roi Mohammed VI n’avait-il pas consacré son premier déplacement aux « provinces du Nord » ?
Toutes ces considérations, à la fois politiques et historiques, étaient présentes ce mardi 3 mai dans la salle Mirador à Al Hoceima, où plus de 600 Rifains (victimes, simples témoins, membres de la société civile locale, mais aussi lycéens, étudiants, etc.) avaient rendez-vous avec une phase cruciale de leur histoire. Les auditions de l’IER devaient mettre en lumière des aspects précis de la répression de 1959, qui fit entre 5 000 et 8 000 morts. Ils devaient également établir « la vérité » sur ce qui s’est passé en 1984, lors des événements sanglants qui ont eu lieu dans les principales villes de la région : Tétouan, Nador, Al Hoceima, Tanger, etc. Témoignages des survivants et auditions de simples citoyens sont donc déterminants pour le travail de reconstitution des faits. La délégation de l’instance royale était composée de ses membres les plus influents : Driss Benzekri, Driss el-Yazami, Abdelaziz Benzakour… Mais, avant cela, des dizaines de réunions avaient eu lieu avec les composantes de la société civile d’Al Hoceima, pour « que la canalisation des témoignages soit menée de concert », souligne-t-on à l’IER.
À 17 heures, la salle Mirador est pleine à craquer. Les auditions peuvent donc commencer quand, brusquement, une trentaine de militants commencent à scander des slogans hostiles à l’IER : « Allez-vous-en, le Rif ne vous appartient pas », « Non au marketing des droits de l’homme », « Les tortionnaires devant la justice ». Selon Driss el-Yazami, « il s’agissait d’un groupuscule, sans plus. Ils étaient 32 sur plus de 600 personnes ». Pour l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), « la responsabilité incombe à la méthode de travail de l’IER, qui n’a pas consulté les associations nationales ».
Cet incident contraint les responsables de l’IER à évacuer la salle et à différer les auditions. Malgré la présence des forces de l’ordre, les responsables de l’Instance préfèrent éviter toute confrontation avec les contestataires. Commençant enfin à 22 heures, les auditions dureront jusqu’à 2 heures du matin. Elles sont structurées en trois thèmes : les « purges » opérées à partir de 1956 (date de l’indépendance du Maroc) par le parti de l’Istiqlal contre les membres de l’Armée de libération nationale (ALN), la répression de 1959 menée par le prince Moulay Hassan – futur Hassan II – et le général Mohamed Oufkir et, enfin, les événements de 1984.
Des hommes et des femmes se relaient au micro, racontant, certains en berbère, d’autres en arabe, ce qu’ils ont vu ou vécu au cours de ces années noires. L’émotion est si forte par moments que le silence prend le dessus. Les faits, si douloureux soient-ils, sont souvent décrits de manière spontanée, mais précise. Des noms, et non des moindres, sont parfois lâchés. Ainsi lors du témoignage de cette femme, veuve d’un ancien de l’ALN enlevé et assassiné par le parti de l’Istiqlal en 1957 à Dar Bricha (résidence coloniale, près de Tétouan, transformée par le parti en centre de détention et de torture) : « Après la disparition de mon mari, je suis allée voir Mehdi Ben Barka et constaté qu’il était au courant de tout… J’ai aussi aperçu Allal el-Fassi [fondateur du parti] à plusieurs reprises à Dar Bricha… Je me souviens qu’une fois, il était à l’intérieur en train de siroter du thé… »
Les témoignages se poursuivent et ne se ressemblent pas. Sur un fauteuil roulant, un homme, la quarantaine, s’avance doucement vers le micro et commence à raconter ce qui lui est arrivé lors de cette journée de l’hiver 1984. Arrêté par les forces de l’ordre alors qu’il n’avait pas 18 ans, il a été torturé et condamné à sept ans de prison ferme. Aujourd’hui, dit-il, « je porte encore les séquelles d’une détention qui m’a volé mon adolescence ».
Par ailleurs, les enquêtes de l’IER et des associations locales ont révélé qu’au cours des événements du Rif de 1958-1959 nombre de femmes ont été violées par les soldats des Forces armées royales : « Nous avons mis en place une équipe spéciale chargée de recueillir les témoignages de femmes, parce que, dans cette région, il y a ce qu’on appelle  »l’aar », un sentiment qui s’apparente à la honte et qui empêche les femmes de tout raconter », précise Yazami.
Enfin, la région du Rif reste fortement marquée par le personnage d’Abdelkrim el-Khattabi, figure emblématique de la lutte anticoloniale (voir « Ce jour-là », page 51). Décédé au Caire en 1963, il y est enterré selon sa volonté. « J’ai rencontré le fils d’Abdelkrim, Saïd Khattabi, au Caire. Je lui ai dit que le Maroc était prêt à rendre hommage à la mémoire de son père », indique Yazami.
Mais, en dépit de tout ce qui a été accompli jusqu’à présent par l’IER, cette structure reste très contestée. Ses détracteurs lui reprochent son manque d’autonomie à l’égard de l’entourage royal, l’accusant également de pratiquer la censure en occultant les noms des tortionnaires. « Actuellement, l’instance agit sans fondement juridique, estime par ailleurs Abdelhamid Amine, président de l’AMDH. Le délai initial correspondant à la fin de sa mission a été atteint le 22 janvier 2005. Il a été par la suite prolongé au 12 avril, comme le prévoit le statut. Depuis cette date, l’IER travaille dans le non-dit. »
Une autre question est également source de controverses : que faire des restes des victimes de la répression ? « Tout le monde sait aujourd’hui que 28 personnes sont enterrées dans la cour du bagne de Tazmamart. Mais aucune famille n’a été, jusqu’à présent, contactée pour l’organisation de funérailles », souligne Mohamed Sebbar, président du Forum vérité et justice (FVJ), une association de défense des victimes fondée, en 1998, par… Driss Benzekri.
Reste que les responsables de l’IER sont déterminés à inscrire le Rif parmi leurs priorités. Un traitement spécifique lui est réservé à travers l’idée des « groupes victimes collectivement ». Cela suppose une « indemnisation plus large, estime un membre de l’Instance, qui prendra la forme de projets de développement financés par l’État ». Lesquels seront consignés dans le rapport final de l’IER. Et portés à la connaissance du roi.

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