La guerre de l’arachide aura-t-elle lieu ?

La libéralisation de la filière, en gestation depuis de nombreuses années, a fini par aboutir. Au grand dam des producteurs, qui sonnent la mobilisation contre les pouvoirs publics. Et prennent à témoin le reste du pays.

Publié le 23 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

La privatisation de la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal (Sonacos) ne baigne pas dans l’huile. Et la polémique continue d’enfler, plusieurs semaines après la cession à des intérêts privés des actifs de l’État dans l’ancien fleuron de l’industrie sénégalaise, premier fournisseur d’huile d’arachide sur le marché international.
Les paysans, réunis au sein du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), ont décidé de mener, tout au long de ce mois de mai, « une tournée nationale de sensibilisation ». Objectif : « exprimer leur mécontentement et leur opposition à la manière et aux conditions de cession des actions de la Sonacos ». Pour le CNCR, l’entreprise « ne se réduit pas seulement aux usines. Elle est un maillon important d’une filière qui procure, en bonne année, plus de 70 milliards de F CFA aux familles rurales, aux transporteurs, aux entreprises d’intrants, aux banques… »
À cette contestation, motivée par la « petite part [10 %] allouée aux acteurs de la filière dans l’entreprise privatisée », s’ajoute une autre, menée par un candidat défait à l’issue de la procédure d’appel d’offres. À la tête d’un consortium dénommé Guerté Sénégal, un montage aux contours flous alliant des intérêts sénégalais et français, Kibily Touré orchestre un battage médiatique pour dénoncer l’adjudication définitive à un soumissionnaire concurrent : le consortium amené par l’entreprise française Advens. Son ton vire à la menace : « C’est maintenant que commence l’affaire Sonacos, et nul ne sera épargné. Nous déballerons tout, au risque d’éclabousser n’importe qui. Tout sera porté sur la place publique. Jamais nous ne cautionnerons une décision illégale entachée de népotisme. »
Il n’en faut pas davantage pour que cette libéralisation prenne les allures d’une affaire politico-économique à laquelle la controverse inocule de plus en plus un parfum de scandale. Tout s’est accéléré au milieu de l’année 2003. Sous une forte pression de la Banque mondiale, l’État relance le processus de cession de ses parts (81,9 %) dans le capital. Le contexte exige un traitement de choc : l’entreprise a accumulé 83 millions d’euros de perte d’exploitation entre 1998 et 2002 ; le résultat de l’exercice 2003 se monte à 124,5 millions de F CFA contre 2,5 milliards F CFA en 2002 (soit une chute de 95 %) ; l’État est délesté de 85 millions d’euros destinés à combler un déficit d’exploitation sans cesse grandissant…
Malgré le volontarisme de BNP Paribas, la banque-conseil sélectionnée pour l’opération de privatisation, les candidats au rachat ne se bousculent pas. Seuls trois postulants se lancent dans la bataille. D’abord le consortium Guerté Sénégal constitué de la Société Diéwol Investissements (SDI), de l’Association sénégalaise des producteurs pour le développement à la base (Asprodeb), de l’Union interprofessionnelle des semences, et de Sofiprotéol, principal actionnaire de Lesieur France, géant de l’agro-industrie et premier acheteur de l’huile d’arachide vendue par la Sonacos. Ensuite, Lesieur Cristal, filiale de l’ONA, le premier groupe privé marocain, spécialisée dans la trituration des oléagineux et la production d’huiles brutes et de tourteaux. Avec 300 millions d’euros de chiffre d’affaires, ce deuxième candidat est fort de son appartenance à un groupe qui pèse 2,5 milliards d’euros et compte parmi ses actionnaires la famille royale marocaine, très proche du président sénégalais, Abdoulaye Wade.
Enfin, le consortium constitué autour d’Advens, une entreprise créée en 1988 par Abbas Jaber (un Franco-Sénégalais d’origine libanaise âgé de 47 ans, installé depuis un quart de siècle à Paris) et spécialisée dans le négoce de riz, de farine, de sucre, d’huile et de céréales avec l’Afrique de l’Ouest et du centre. Pour présenter son offre, Jaber se lie à trois partenaires : l’entreprise belge De Smet, premier constructeur mondial de raffineries d’huile de table ; la Sodefitex, filiale sénégalaise du groupe français Dagris ; et la Société de participation industrielle (SPI), qui regroupe plus de 95 % du personnel de la Sonacos.
Après moult reports, en grande partie dus aux atermoiements de la Cellule de gestion du portefeuille de l’État (CGPE) – chargée de gérer l’opération de privatisation dont les lenteurs sont imputées par certains à des pressions politiques -, Lesieur Cristal se désiste. Non sans avoir vainement tenté de racheter le seul secteur bénéficiaire de l’entreprise : le raffinage.
Début juin 2004, un deuxième candidat est écarté : Guerté Sénégal, qui « n’a pas satisfait à une des conditions de l’offre technique, notamment la garantie financière [de 1 milliard de F CFA] », indique Amadou Camara, directeur de la CGPE. Ce « groupe couleur locale », dirigé par deux « fils à papa » (Kibily Touré, dont le père fut ministre de l’ancien président Abdou Diouf, et Condetto Niang, dont le sien est un ami proche de l’actuel chef de l’État), s’est révélé désargenté. Il est lié par des rapports flous à Sofiprotéol, qui n’a pas décaissé le moindre centime en contrepartie de ses 5 % dans le consortium. Alors que l’État parle de cession d’actifs, Guerté Sénégal s’élimine de lui-même en proposant un « contrat de gestion » avec une option de rachat en 2007. Une proposition en déphasage avec les clauses du cahier des charges de la privatisation.
Unique candidat en lice, le consortium autour d’Advens, qui est également le seul à déposer la caution de 1 milliard de F CFA, présente, le 1er juin 2004, une offre de 4,25 milliards de F CFA, qu’il reverra à la hausse après des discussions avec la partie étatique. BNP Paribas le soutient. Dans un rapport confidentiel adressé le 9 septembre 2004 aux autorités sénégalaises, dont J.A.I. a obtenu copie, la banque-conseil écrit : « Le consortium Advens – sur la base de la nouvelle proposition financière orale – constitue une opportunité unique pour l’État du Sénégal de réaliser la privatisation de la Sonacos et de poursuivre son désengagement de la filière arachidière, et ce dans des conditions financières acceptables. »
Abbas Jaber se voit donc adjuger provisoirement 66,9 % du capital de la Sonacos le 22 décembre 2004, puis définitivement le 25 mars 2005, moyennant 8 milliards de F CFA pour l’acquisition des actions, et une promesse d’investir 16,9 milliards F CFA pour la relance de l’entreprise.
Branle-bas de combat chez Guerté Sénégal qui proteste, dénonce des « magouilles de certains affairistes » dans l’entourage de Wade, sollicite par courrier l’arbitrage du chef de l’État, menace de porter l’affaire devant la justice…
Les aspects les plus intrigants de cette privatisation n’ont curieusement jusqu’ici jamais été évoqués. Dans le contrat qu’il a signé avec l’État, Abbas Jaber a en effet dû accepter la réduction du délai de prescription du passif occulte de la Sonacos, des dix ans légaux à une seule année. C’est-à-dire que d’éventuels créanciers « non connus » de l’entreprise pourraient se retourner contre lui dès l’année prochaine. Il a également été contraint de se plier à la suppression en juin 2004 de la taxe conjoncturelle à l’importation (qui était de 15 % et permettait de protéger l’industrie oléagineuse sénégalaise contre la concurrence étrangère).
Conseillé par un vieux routier, Jean-Jacques Château, un ancien dirigeant de Total outre-mer, Jaber entend se servir de la Sonacos comme d’un tremplin. Le négociant en cours de reconversion dans l’industrie tient à réussir un premier test pour mettre toutes les chances de son côté dans la perspective d’une autre bataille : entrer dans le capital de la société française Dagris en voie de privatisation.
Pour l’heure, Advens doit rentabiliser les milliards de F CFA investis dans la Sonacos. Et compte, pour y arriver, appliquer, de concert avec Dagris, une « stratégie agro-industrielle ». Il s’agit d’« optimiser les logistiques et les méthodes », en clair de réaliser des économies d’échelle en opérant des coupes sur les coûts.
Est-ce suffisant pour repêcher la Sonacos dans ce contexte d’effondrement des cours mondiaux de l’huile d’arachide et de montée en puissance de l’huile de soja et de tournesol ? Faut-il craindre un échec, synonyme de désastre pour des millions de paysans et de menace pour l’équilibre social et politique du Sénégal ?

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