Journaliste engagé ou porteur de valises ?

Actuellement jugé à Madrid, Tayssir Allouni, le reporter vedette d’Al-Jazira, n’a jamais caché ses sympathies islamistes. Mais son appartenance à al-Qaïda reste à démontrer.

Publié le 23 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Une rencontre, une seule, a changé le destin de Tayssir Allouni, le journaliste vedette de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira : celle d’Oussama Ben Laden, qu’il a interviewé en octobre 2001 à Kaboul, en pleine offensive américaine contre les talibans. Il était à ce moment-là le seul correspondant de presse présent en Afghanistan. Quatre ans plus tard, il n’en est toujours pas revenu. « Ce fut un choc pour moi, le moment le plus extraordinaire de ma carrière », nous a-t-il confié, le mercredi 4 mai, une heure avant de comparaître devant le tribunal de Casa De Campo, dans la banlieue de Madrid.
Car si l’interview du chef d’al-Qaïda a beaucoup contribué à sa gloire médiatique, elle lui a aussi valu beaucoup d’ennuis. Avec les Américains, bien sûr, mais aussi avec la justice espagnole, qui, après son arrestation à Grenade, le 5 septembre 2003, l’a inculpé d’« appartenance à une organisation terroriste ». Son procès – et celui de vingt-quatre autres prévenus -, s’est ouvert le 22 avril.
Né en Syrie en 1955, Tayssir Allouni a quitté son pays en 1983 lors des persécutions déclenchées par la police de Hafez al-Assad contre l’organisation des Frères musulmans. Il s’installe en Espagne, où il rencontre Fatma Zohra, une musulmane pratiquante – elle porte le voile islamique – originaire de l’enclave de Ceuta, près de Tanger, au Maroc. De cette union naissent quatre enfants.
À l’université de Grenade, où Allouni prépare un doctorat ès sciences économiques, il fréquente assidûment les milieux islamistes. Un poste de traducteur à l’agence espagnole EFE lui ouvre les portes du monde de la presse. Alors, quand en février 2000 Al-Jazira lui propose un poste de journaliste à temps plein, il saute le pas. « J’ai accepté par défi, même si je n’avais aucune expérience télévisuelle », dit-il. Nommé correspondant en Afghanistan, il rencontre Ben Laden et le mollah Omar, l’« émir » des talibans. Au début de 2003, peu de temps avant la chute de Saddam Hussein, il rejoint Bagdad, mais, souffrant de problèmes cardiaques, il est contraint de rentrer précipitamment en Espagne. Cela tombe bien, Al-Jazira le charge de créer et de diriger un bureau Amérique latine. Ce qu’il fera jusqu’à son arrestation…
Ce vendredi 5 septembre 2003, donc, les policiers font irruption à son domicile et saisissent deux ordinateurs ainsi qu’une importante documentation. Au terme d’une longue audition, le juge Baltasar Garzón décide de le placer en détention. La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Le journaliste vedette d’Al-Jazira est-il vraiment un suppôt d’al-Qaïda ? Cheikh Hamad Ben Thamer Al Thani, membre de la famille royale qatarie et patron d’Al-Jazira, écrit à José María Aznar, le Premier ministre espagnol (de l’époque), pour exiger sa « libération immédiate ». Les journalistes arabes se mobilisent et des comités de soutien fleurissent un peu partout. À l’écran, les présentateurs d’Al-Jazira arborent un badge à l’effigie de leur confrère, tandis que Fatma Zohra, en hidjab strict, multiplie les apparitions télé pour plaider la cause de son mari. Le cas Tayssir Allouni devient presque une affaire d’État.
Spécialiste de la lutte antiterroriste, le juge Garzón a enquêté huit ans durant sur les activités d’al-Qaïda en Espagne. Le dossier d’instruction compte pas moins de 692 pages, dont 23 consacrées à Allouni. Le magistrat s’est tout particulièrement intéressé à une cellule terroriste baptisée Les Soldats d’Allah, qu’il soupçonne d’avoir participé à la préparation des attentats du 11 septembre 2001. Le chef présumé de ce groupe, un certain Imad Eddine Barakat Yarkas, alias Abou Dahdah, est accusé d’avoir organisé, en juillet 2001, une réunion à Tarragone, en Catalogne, au cours de laquelle les détails de l’opération ont été mis au point. Mohamed Atta, le chef des kamikazes, y participait sans doute. Les Soldats d’Allah sont également accusés d’avoir collecté des fonds et d’avoir recruté des volontaires pour mener le djihad en Bosnie, en Tchétchénie et en Afghanistan.
Le juge Garzón a épluché des centaines d’appels téléphoniques passés ou reçus par Allouni entre 1995 et 1997 et interrogé des dizaines de personnes avec lesquelles il s’est trouvé en contact. Il en ressort que le journaliste a entretenu, plusieurs années durant, des « liens étroits » avec Abou Dahdah, et que ce dernier l’aurait notamment chargé de mettre à profit ses nombreux déplacements professionnels en Turquie et en Afghanistan pour remettre de l’argent à des membres d’al-Qaïda. L’acte d’inculpation mentionne également les contacts du journaliste avec Mamoun Darkazanli, le financier de Ben Laden en Europe, et Mohamed Galeb Kalaje, le financier de la cellule espagnole d’al-Qaïda, démantelée en novembre 2001.
Visage mangé par une barbe poivre et sel, Allouni reconnaît la véracité de certains éléments de l’enquête, mais récuse en bloc ses conclusions. Certes, ses sympathies islamistes sont avérées… Certes, sa couverture pour Al-Jazira de la chute de Kaboul était souvent à la limite du militantisme… Certes, il a un jour confié à un journaliste koweïtien « regretter le bon vieux temps des talibans »… Mais de là à le considérer comme un membre d’al-Qaïda, il y a un pas… que la justice espagnole s’est empressée de franchir.
Pour Me José Luis Galan, son avocat, la procédure est biaisée de part en part. L’accusation, soutient-il, se fonde sur des « conversations téléphoniques qui remontent à près de dix ans ». Celles-ci n’avaient, à l’époque, « donné lieu à aucune poursuite » et n’ont « pris de l’importance qu’après le 11 Septembre ». Lesdites conversations auraient de surcroît été « très mal traduites, voire adaptées ou interprétées hors de leur contexte ».
« Oui, reconnaît Allouni, j’ai fréquenté Abou Dahdah et rencontré Ben Laden et le mollah Omar, mais cela fait-il de moi un agent d’al-Qaïda ? » Quand même, n’a-t-il pas transporté illégalement de l’argent qu’il a ensuite remis à des Arabes installés en Turquie et en Afghanistan ? Réponse : « En tout et pour tout, j’ai transporté 4 000 dollars. Je l’ai fait au nom de l’entraide entre musulmans. Où est le mal ? » Bref, les accusations portées contre lui « reposent sur du vide ». Quant aux Espagnols, ils ont été « induits en erreur par les Américains », comme en témoignerait l’existence de lettres du FBI demandant à la police ibérique d’ouvrir une enquête sur son compte. Toute cette affaire ne serait donc qu’une sombre machination ourdie par l’administration Bush pour le faire taire définitivement et punir Al-Jazira.
Depuis son interview de Ben Laden, Allouni est convaincu d’avoir été à trois reprises la cible de tirs américains. La première fois, à Kaboul, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2001, quand le bureau d’Al-Jazira a été bombardé par l’US Air Force : Allouni et son équipe avaient quitté les lieux une demi- heure auparavant. La deuxième fois, à Bagdad, le 8 mars 2003, quand les locaux de la chaîne ont été la cible d’un missile américain : Allouni s’en est une nouvelle fois sorti sans dommage, mais son collègue Tarek Ayoub est mort écrasé sous les décombres (« nous avions pourtant informé le Pentagone de l’emplacement de nos bureaux en Irak ! »). La troisième fois, moins de deux heures plus tard, à l’hôtel Palestine, point de chute obligé de tous les reporters présents à Bagdad : « Un obus tiré par un char américain a pulvérisé la chambre 1507, tuant deux cameramen, alors que je me trouvais dans la chambre 1503, à quelques mètres de là. » Complot américain ou délire paranoïaque ? « Cela fait trop de coïncidences », tranche le journaliste.
Quoi qu’il en soit, Allouni attend l’issue de son procès avec fatalisme. Que fera-t-il s’il est finalement lavé de tout soupçon ? « Au mieux, j’ouvrirai un bureau d’Al-Jazira en Espagne. Au pire, je retournerai à Kaboul ou à Bagdad. »

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