Friedman et Sachs : du mauvais usage de la métaphore

Quand deux penseurs parmi les plus renommés font, chacun de son côté, d’étranges découvertes géographiques.

Publié le 24 mai 2005 Lecture : 3 minutes.

Thomas Friedman – qu’on retrouve régulièrement dans les colonnes de J.A.I. – et Jeffrey Sachs sont ce qu’on pourrait appeler deux penseurs « globalisés » : ce qu’ils disent, ce qu’ils écrivent est immédiatement traduit en plusieurs langues, largement diffusé dans les médias, et tout le monde se sent obligé de commenter le produit de leurs cogitations (la preuve…). À tel point qu’un certain sens critique finit par s’émousser : comment ne pas rester bouche bée devant la masse de documents qu’ils produisent, les milliers de kilomètres qu’ils avalent pour aller partout regarder ce qui se passe, la richesse de leur carnet d’adresses ?
Pourtant, le hasard d’une lecture simultanée de leurs derniers ouvrages montre, par un tout petit détail, que le roi, à défaut d’être nu – il s’en faut de beaucoup – n’est peut-être pas si magnifiquement habillé qu’il y paraît.
Jeffrey Sachs, se demandant pourquoi l’Afrique est pauvre, raconte l’anecdote suivante : alors qu’il était depuis trois ans conseiller économique de la Bolivie, il rencontre un certain David Morawetz qui lui indique que la Bolivie est un pays montagneux, sans accès à la mer, ce qui fait que les coûts de transport sont beaucoup plus élevés que ceux d’un pays qui dispose de ses propres ports maritimes. Par conséquent, elle ne peut exporter que des produits dont le ratio valeur/poids est élevé, comme l’étain, l’argent ou… la cocaïne. En aucun cas, elle ne pourrait exporter des matières agricoles, par exemple. Si elle ne produisait que cela, elle serait donc condamnée à la pauvreté éternelle. Sachs continue en appliquant ce raisonnement à certains pays africains, dit des choses intéressantes et pratiques, mais ce n’est pas l’objet de cette chronique. Ce qui est très surprenant, c’est qu’un brillant professeur d’économie – le plus jeune de toute l’histoire de Harvard à s’être vu proposer une chaire à vie – ne s’était jamais rendu compte que, oui, la géographie, ça compte. Il note d’ailleurs qu’au cours de toutes ses études, dans les meilleures universités des États-Unis (donc du monde, faut-il peut-être ajouter), « les notions de géographie physique et de distribution spatiale de l’activité économique n’ont jamais été mentionnées ». Étonnant, non ?
Plus étonnant encore est la coïncidence de la parution de l’ouvrage de Friedman intitulé The World is Flat. Le monde est plat : sur plus de cinq cents pages, Friedman file cette métaphore – ce qui est toujours un grand risque, parce qu’une métaphore, ça tient cinq minutes ou une demi-page, pas plus. Au-delà, elle perd sa pertinence et cesse de signifier quoi que ce soit. Donc, le monde est plat. Et la Bolivie ? Et les pays montagneux d’Afrique qui ne peuvent pas se joindre à la samba de la mondialisation parce qu’ils sont inaccessibles ? Il est vrai que ce n’est pas ce que Friedman veut dire. Ce qu’il veut dire est encore plus obscur.
Tout part d’une conversation avec Nandan Nilekani, le patron d’Unisys, à Bangalore. « Tom, dit Nandan, the playing field is leveled. » Ce qui veut dire quelque chose comme : les règles du jeu sont les mêmes pour tous maintenant. L’Organisation mondiale du commerce, la globalisation, l’Internet, tout cela fait qu’un industriel de Bangalore peut rivaliser avec un concurrent du Texas ou du Piémont. Tout cela est bien connu, Nilekani pensait peut-être énoncer un truisme pour faire conversation. Mais Friedman entend autre chose : le monde est plat. Quelle belle métaphore ! Le monde était un globe, une boule, c’est fini maintenant. Christophe Colomb est un vieux kroumir, oublions-le. Friedman fournit dix preuves de ce qu’il avance : la chute du mur de Berlin, les nouveaux modes de communication, etc. Inutile d’entrer dans les détails du livre c’est d’ailleurs quasiment impossible, tant il est touffu. L’insolite est plutôt qu’au moment où Sachs découvre qu’il y a des montagnes, Friedman produit un monde parfaitement étale. Qui croire ?

The End of Poverty, de Jeffrey Sachs, éditions Penguin Books (Royaume-Uni), 288 pages,
9,48 livres.
The World is Flat. A Brief History of the Twenty-Fisrt Century, de Thomas Friedman,
éditions Farrar Straus Giroux (États-Unis), 496 pages, 29,01 dollars.

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