Avocats le grand malaise

La mobilisation des « robes noires » pour la libération de deux de leurs confrères a tourné au bras de fer avec le pouvoir. Cette fronde, nourrie par des revendications corporatistes, revêt aussi une dimension politique évidente.

Publié le 23 mai 2005 Lecture : 7 minutes.

Depuis plusieurs semaines, le palais de justice de Tunis et ses abords sont le théâtre d’une agitation inhabituelle. Échauffourées dans les couloirs, manifestations dans le hall, dispersées sans ménagement par les forces de l’ordre, sit-in permanent d’avocats à l’intérieur de la Maison du barreau, située en face du tribunal, au coeur de la Casbah… L’annonce, début mars, de l’interpellation et de l’incarcération d’un de leurs collègues, Me Mohamed Abbou, puis, le 27 avril 2005, de sa condamnation à trois ans et demi de prison ferme pour « publication d’écrits de nature à troubler l’ordre public », « outrage à l’institution judiciaire » et « violences » a mis en émoi le petit monde des avocats tunisiens. La campagne lancée pour réclamer sa libération a tourné au bras de fer avec les autorités après l’arrestation et la condamnation à quatre mois de prison, le 3 mai, d’un second des leurs, Me Faouzi Ben Mrad.
Ben Mrad, qui avait participé une semaine plus tôt à la défense de son collègue devant le tribunal de Tunis, était venu plaider dans une affaire ordinaire à Grombalia, ville située à une quarantaine de kilomètres au sud de la capitale. Il a été arrêté et jugé séance tenante pour « outrage à magistrat », après avoir simplement coupé la parole au juge qui présidait les débats. La veille au soir, le Conseil supérieur de la magistrature – présidé par le chef de l’État, qui en désigne la moitié des membres – avait adressé une remontrance publique aux robes noires, fustigeant leurs « manquements aux devoirs et à la déontologie du métier », ainsi que leurs « entraves répétées à la bonne marche de la justice ». Quatre autres avocats, qui s’étaient rangés aux côtés de Me Abbou, sont par ailleurs sous le coup de poursuites disciplinaires à l’instigation du parquet et risquent la radiation.
La mobilisation des avocats a franchi un nouveau palier le samedi 14 mai avec la réunion, dans un grand hôtel de la banlieue Nord, d’une assemblée générale extraordinaire du Conseil de l’ordre. Mille huit cents avocats – sur les 4 500 que compte la profession – ont répondu présent et décidé de la poursuite du mouvement. La fronde des robes noires est suivie de très près par les chancelleries étrangères. Et notamment par les Américains. Interrogé à ce sujet le 5 mai, le porte-parole du département d’État, Richard Boucher, a exprimé sa préoccupation et indiqué que les États-Unis avaient fait part de leur inquiétude au gouvernement tunisien. Les Européens sont également montés au créneau : au cours d’une rencontre, le 11 mai, avec Béchir Tekkari, le ministre de la Justice, les ambassadeurs des pays de l’Union ont regretté la « crispation » des autorités dans ce dossier. À quelques mois de la tenue, à Tunis, du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) – environ quantre-vingts chefs d’État et de gouvernement sont attendus en novembre 2005 -, ces affaires font désordre.
Jeune avocat de 37 ans, marié et père de trois enfants, Me Mohamed Abbou était pratiquement inconnu du grand public avant son arrestation. Scandalisé par l’annonce, fin février, de l’invitation à Tunis du Premier ministre israélien Ariel Sharon pour le SMSI, il avait publié une lettre au vitriol pour s’indigner de cette venue. Et s’en prendre, en des termes très durs, au président Zine el-Abidine Ben Ali. Mis en ligne sur le forum Internet dissident Tunisnews – accessible seulement depuis l’étranger -, ce texte est-il à l’origine de son interpellation ? Les autorités le nient et affirment que l’avocat était sous le coup de poursuites pour un premier texte, diffusé en ligne quelques mois auparavant, qui établissait un parallèle entre les prisons tunisiennes et la prison irakienne d’Abou Ghraib, ainsi que pour une altercation avec une de ses consoeurs encartée au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir.
Les conditions de son arrestation nocturne, sans qu’elle ait été précédée d’une notification au barreau des charges retenues contre lui, son dépaysement à la prison du Kef, à 170 km au nord-ouest de la capitale, et enfin le déroulement de son procès, ont provoqué une vive réaction dans les rangs des avocats. Huit cents de ses confrères se sont constitués en collectif de défense. Deux cents d’entre eux se sont présentés à l’audience le 27 avril, le jour de son jugement. Ils ont, pour la plupart, été empêchés de s’exprimer. « On peut ne pas être d’accord avec les écrits de Mohamed Abbou, note un de ses confrères, et les juger diffamatoires. Mais alors il fallait le poursuivre pour cette raison et ne pas monter une affaire de toutes pièces. Le cas Abbou est devenu le symbole des atteintes aux droits et à la dignité des avocats tunisiens. Un avocat ne peut être arrêté sans mandat et sans que le Conseil de l’ordre ne soit avisé. Et il a droit, comme tout citoyen, à un jugement équitable. Or son procès a été une farce. »
Les démêlés judiciaires de Faouzi Ben Mrad ont achevé de monter les avocats contre le pouvoir. Ben Mrad était une des étoiles montantes de la profession. Excellent orateur, très engagé, lui aussi, dans le mouvement associatif, et membre du comité international de défense de Saddam Hussein, il avait pris une part active à la mobilisation en faveur de son collègue Mohamed Abbou. Sa condamnation a été vécue comme le signe d’une volonté de mise au pas de la profession. Et a provoqué l’effet inverse : une dissidence ouverte. Le bâtonnier, Me Abdessatar Ben Moussa, étiqueté comme un modéré, et soucieux, jusque-là, de maintenir le dialogue avec les autorités, est depuis sorti de sa réserve (voir ci-dessous).
Traditionnellement contestataires, les avocats sont jalousement attachés à leur indépendance et à leurs prérogatives. Le ministère de la Justice dispose d’assez peu de moyens de pression sur eux, car ils forment une corporation, à l’instar des médecins, et ne peuvent être jugés et sanctionnés que par leurs pairs. Mais, par comparaison avec ces derniers, ils sont mieux structurés et plus mobilisables, car ils se croisent tous les jours au prétoire. En juin 2001, contre toute attente, Me Béchir Essid, opposant notoire et ancien détenu d’opinion sous Bourguiba et Ben Ali, avait été porté à la tête du Conseil de l’ordre. Cette élection (à bulletins secrets) avait révélé un malaise latent, qui n’a pas disparu, et qui ne trouve d’ailleurs pas uniquement ses origines dans ce que l’on pourrait pudiquement appeler l’état des libertés en Tunisie. Le métier, dévalorisé, attire moins, la profession connaît un début de paupérisation, et les jeunes ont de plus en plus de mal à se faire une place au soleil
Pourtant la fronde actuelle revêt aussi une dimension politique évidente. Abreuvée d’images venant d’ailleurs, insérée de plain-pied dans la mondialisation, la société civile tente de gagner des espaces de liberté. L’union sacrée autour du chef de l’État, au nom de la lutte contre l’intégrisme islamique, l’indiscutable réussite économique et son corollaire, l’élévation du niveau de vie, ont longtemps masqué cette évolution.
Mais toute une série de frémissements témoigne de l’émergence de la revendication d’une « mise à niveau démocratique ». On peut citer pêle-mêle la création du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT), d’une Association de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), de nouveaux partis, d’obédience libérale ou écologiste ; le réveil de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l’homme) ; le glissement dans l’opposition réelle d’Ettajdid, le parti communiste tunisien ; la mise sur pied de l’Initiative démocratique, qui a présenté, pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, un candidat antisystème à une élection présidentielle, en octobre 2004 ; la constitution, enfin, d’une alliance de cinq formations de l’opposition aux municipales de mai 2005.
Cette « bulle » contestataire, contrainte d’exister aux frontières de la légalité, car privée d’existence juridique, n’a pas réussi jusqu’à présent à peser significativement sur l’évolution du régime. Faute de réelle perspective politique, la dissidence a trouvé un palliatif dans les mobilisations autour de cas individuels, fortement médiatisés, et emblématiques de son combat pour les libertés. « Toutes ces mobilisations obéissent à un schéma immuable, explique Vincent Geisser, politologue, chercheur au CNRS, et président du comité international de soutien à Mohamed Abbou. Elles partent, à chaque fois, d’un individu en butte à l’arbitraire, qui se révolte, et ce faisant entraîne une surréaction d’autorités peu habituées à composer. Grâce à leurs relais auprès des ONG internationales et des médias étrangers, ces individus parviennent à cristalliser un mouvement de solidarité autour de leur cause. Leur engagement est jusqu’au-boutiste, il comporte une dimension sacrificielle (grève de la faim, emprisonnement), mais cette forme d’action est la seule à payer dans le contexte actuel, qui ne laisse aucune place à la négociation. Le régime commence par se braquer, puis lâche du lest et fait machine arrière, car l’agitation finit par porter préjudice à son image. Mais les gains, au final, restent assez limités pour la dissidence. »
Le mouvement des avocats a-t-il une chance de déroger à la règle ? Peut-il constituer le point de départ d’une contestation plus large ? Même s’il ne faut jurer de rien, c’est peu probable. En dépit d’une mobilisation plus pugnace que prévu, il n’a pas véritablement fait tache d’huile au-delà des cercles étroits de l’intelligentsia libérale : quelques milliers de personnes au maximum. La majorité silencieuse, elle, est toujours aussi réticente à toute forme d’engagement. Et les Tunisiens de la rue se contentent, quand ils sont informés, de hausser les épaules devant ce qu’ils analysent comme un face-à-face entre un pouvoir qu’ils jugent trop rigide et une dissidence trop « radicale »…

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