Sidiki Kaba
L’avocat sénégalais tire les leçons de ses six années passées à la tête de la multinationale des droits de l’homme.
Premier Africain à avoir dirigé la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), le Sénégalais Sidiki Kaba a été élu à Casablanca en 2001, puis réélu à Quito en 2004, les deux fois à l’unanimité. Alors qu’il avait la possibilité de rempiler sans aucune difficulté, il a décidé de ne pas briguer sa propre succession à l’occasion du 36e congrès de la Fédération, qui se tient du 19 au 25 avril à Lisbonne, au Portugal. Sur le point de retrouver son cabinet d’avocat dans son pays, Kaba, aujourd’hui âgé de 57 ans, tire pour Jeune Afrique les leçons de ses six années passées à la tête de la multinationale des droits de l’homme.
Jeune Afrique : Pourquoi voulez-vous vous retirer alors que vous avez la possibilité de briguer un troisième mandat à la tête de la FIDH ?
Sidiki Kaba : J’estime qu’il est important, quand on occupe un poste aussi stratégique, de pouvoir passer la main. D’autant que je peux servir la cause des droits de l’homme autrement qu’en présidant notre mouvement.
Dans quel état avez-vous trouvé la FIDH ?
La FIDH a longtemps été perçue comme une organisation du Nord. Mon élection à sa tête a ainsi été tout un symbole. Je me suis fixé comme premier défi d’en faire un mouvement universel, qui intègre des hommes et des femmes de toutes les aires géographiques et culturelles.
Avez-vous réussi à relever le défi ? Quel est le bilan de vos six années de présidence ?
Mon bilan se défend, même si je l’aurais souhaité meilleur eu égard à l’ampleur des violations des droits de l’homme. Nous sommes passés de 75 organisations membres en 2001 à 160 aujourd’hui, présentes dans 100 pays.
Sur le front de la lutte contre l’impunité, une de mes priorités, la FIDH a contribué à la mise en place des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, de la Cour pénale internationale, du Tribunal spécial pour la Sierra Leone Autant d’outils pour sanctionner les pourfendeurs des droits humains et protéger les victimes. Nous avons fait déférer Ely Ould Dah pour des actes de torture pratiqués sur des Mauritaniens, plaidé contre des soldats français accusés d’avoir laissé faire le génocide rwandais. Nous avons attaqué les décisions de Bush devant la Cour suprême des États-Unis, contribué à décrédibiliser la prison de Guantánamo. Notre combat pour obtenir des poursuites contre Hissein Habré est connu. Il va être jugé, comme Charles Taylor et Thomas Lubanga, qui ont été transférés aux Pays-Bas.
Les moyens suivent-ils la croissance de votre organisation ?
La FIDH a diversifié ses partenariats. Ses bailleurs sont aujourd’hui l’Union européenne, les pays nordiques, des fondations de toutes nationalités, des privés originaires du monde entier. Son budget a quadruplé en six ans, et nous sommes passés de trois à dix programmes. Lesquels embrassent aujourd’hui divers domaines. Nous nous mobilisons davantage pour les droits économiques, sociaux et culturels dans ce contexte de mondialisation néolibérale, qui rime avec exclusion des individus comme des nations faibles. D’où notre présence aux forums sociaux successifs de Porto Alegre, Mombay, Nairobi
Nos programmes touchent également l’abolition de la peine de mort, injustice suprême qui donne au juge la mission de tuer. Nous nous réjouissons de l’accroissement du nombre de pays abolitionnistes, y compris en Afrique et en Asie.
Sur la question des droits des femmes, notre mouvement a soutenu Shirin Ebadi, victime de tracasseries dans son pays en 1998, 2002 et 2003, avant qu’elle ne décroche le prix Nobel de la paix. Il est donc logique qu’elle ait affilié son organisation à la FIDH.
Quels sont les combats qui vous ont le plus marqué à titre personnel ?
Je n’oublierai jamais les actions que la FIDH a conduites dans le cadre de la lutte contre la torture. Cette pratique est d’une cruelle et redoutable réalité. Au cours de ces dernières années, elle a été expérimentée par la puissance américaine à une échelle qui heurte la conscience. Les conditions de détention à Guantánamo, où plus de six cents personnes ont subi des traitements dégradants, sont indignes. Les vols clandestins de la CIA, les rapts de « suspects », la sous-traitance de la torture à des dictatures ne sauraient s’expliquer par aucune « guerre contre le terrorisme ».
La situation des droits de l’homme dans le monde s’améliore-t-elle ou se dégrade-t-elle ?
L’horizon ne s’est pas totalement éclairci. Les droits de l’homme sont encore l’otage des intégrismes, des terrorismes, des abus de droit, de législations liberticides depuis le 11 Septembre, des injustices d’une mondialisation qui prive des milliards d’êtres humains de droits élémentaires à la santé, à l’éducation, à une alimentation saine Il reste du chemin à parcourir.
Qu’en est-il du cas spécifique de l’Afrique ?
Il y a des avancées incontestables. Le cas de la RD Congo est symptomatique : elle renoue vaille que vaille avec la démocratie après des décennies de sécessions, d’assassinats politiques, de guerres civiles, qui ont fait 10 millions de victimes (3 millions de morts, 3 millions de réfugiés et 4 millions de déplacés). L’Angola s’est apaisé après vingt-sept ans de guerre. Tout comme le Mozambique, qui a connu une alternance démocratique. Les coups d’État se raréfient. La Mauritanie vient de connaître un processus démocratique presque sans reproche qui clôt le long règne des hommes en treillis.
La Côte d’Ivoire tente de se sortir de la crise, tout comme le Liberia et la Sierra Leone, qui se relèvent d’années sanglantes au cours desquelles ils ont été le théâtre des pires atrocités. Signe des temps : Foday Sankoh est mort en détention, tandis que Charles Taylor attend d’être jugé. Les chefs de guerre cèdent de plus en plus la place à des régimes issus des urnes.
Quelles sont vos craintes face à l’avenir ?
Des sujets de préoccupation majeurs demeurent. Le Darfour est là pour nous rappeler que le danger est permanent. Il y a dans cette région du Soudan une situation génocidaire. En trois ans, il y a eu 300 000 morts, 2 millions de réfugiés, une régionalisation du conflit Le Tchad et la Centrafrique sont déstabilisés. L’attitude passive de la communauté internationale face à cette tragédie est tout à fait incompréhensible. La FIDH l’a dit et répété : il faut une force d’interposition pour arrêter les graves exactions constatées sur le terrain : massacres de civils, pillages, viols
Il y a également le cas de la Somalie, devenue un no man’s land juridique depuis 1990. Il incombe à l’ONU d’arrêter les violations des droits humains qui s’y opèrent.
Un autre phénomène menace les droits démocratiques en Afrique : la révision des Constitutions orchestrées par certains chefs d’État pour se maintenir au pouvoir. Le cas tchadien illustre le danger d’une telle pratique. La France, qui intervient aujourd’hui pour sauver le régime de N’Djamena, aurait plutôt dû empêcher Idriss Déby Itno de faire sauter le verrou constitutionnel pour s’éterniser à la tête du pays.
Que répondez-vous à certains qui, comme Jean-Pierre Bemba (épinglé par un de vos rapports), estiment que la FIDH fait dans la condamnation facile et ne vise souvent que des dirigeants africains ?
Mon premier combat à la tête de la FIDH, c’était de mettre fin à la condamnation sélective. Les résultats sont à cet égard tangibles : nous avons, à travers le Centre des droits constitutionnels, affilié à notre mouvement, attaqué le gouvernement des États-Unis et obtenu des décisions de justice. Nous avons également mené des procédures contre des soldats français accusés d’inconduite au cours du génocide rwandais. Les critiques sur le thème de la condamnation sélective sont donc injustifiées.
Deux personnalités briguent votre succession : la Tunisienne Souhayr Belhassen et le Colombien Luiz Guillermo. À qui va votre préférence ?
Ce sont tous les deux des personnes de qualité. Mais Souhayr Belhassen a des atouts réels. Femme, musulmane, arabe, à cheval entre l’Afrique et le Moyen-Orient, elle a, dans le contexte du monde actuel, le profil pour diriger une organisation qui, en outre, n’a jamais été présidée par une femme.
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