Décès de Toni Morisson : la voix de l’autre Amérique s’est tue
Toni Morrison est morte ce lundi à New York à l’âge de 88 ans. L’auteur de « Beloved » et de « Jazz », qui fut l’une des premières à raconter la condition noire aux États-Unis, avait obtenu le prix Nobel de littérature en 1993.
Son sourire et ses dreads d’argent laissaient penser qu’elle pouvait encore résister au temps pendant des années : elle en avait vu tant d’autres ! Mais le temps est un ennemi sournois. La romancière africaine-américaine Toni Morisson est morte à New York, le 5 août 2019. Elle avait 88 ans.
Née Chloe Ardelia Wofford à Lorain, dans l’Ohio, le 18 février 1931, la fille d’un homme qui se méfiait « de chaque mot et de chaque geste de tous les hommes blancs sur terre » et d’une femme beaucoup plus optimiste sur la question raciale, choisit elle-même son prénom à l’âge de 12 ans, quand elle décide d’embrasser la foi catholique.
Souvenir d’enfance
Baptisée Anthony, elle devient bien vite Toni. Paradoxalement, elle restera pour toujours madame Morisson après son divorce, alors qu’elle n’était pas tendre avec le père de ses deux fils, architecte jamaïcain. « Les femmes en Jamaïque sont très serviles dans le mariage. J’étais une nuisance constante pour le mien », disait-elle.
Diplômée de la Howard University de Washington et de la Cornell University, enseignante, puis éditrice chez Random House à New York, Toni Morisson se lance dans l’écriture alors qu’elle approche la quarantaine et élève, seule, ses deux enfants.
L’une de ses premières histoires naît d’un souvenir d’enfance. Un jour, alors qu’elle discutait de l’existence de Dieu avec une amie, cette dernière lui avance un argument imparable. Dieu n’existe pas, parce qu’elle a prié pour qu’il lui donne des yeux bleus et qu’il ne lui en a pas donné.
Ce souvenir, auxquels s’ajoutent ceux d’une existence vécu sous le signe du racisme et du rejet, c’est la matière qui nourrit L’oeil le plus bleu, paru en 1970. L’histoire de Pecola Breedlove, africaine-américaine de 11 ans qui ne peut s’accepter à une époque où les canons de la beauté ne laissent aucune chance à la peau noire.
Elle offrait sa voix pour raconter des histoires jusque-là étouffées, pour donner la parole à ceux à qui elle était confisquée
Toni Morisson affirmait souvent avoir écrit ce livre parce qu’elle ne pouvait le lire nulle part et il faut déceler dans ces paroles le leitmotiv de sa vie et son œuvre. À travers les écrits qu’elle a contribué à publier telles les autobiographies de Mohamed Ali et d’Angela Davis, comme à travers ses propres romans, que ce soit Beloved ou Jazz, Home ou Song of Solomon, l’écrivain offrait sa voix pour raconter des histoires jusque-là tues, ou étouffées par une chape de silence, pour donner la parole à ceux à qui elle était confisquée.
Donner corps à l’histoire africaine-américaine
À l’heure où l’idéologie suprémaciste infeste jusqu’aux plus hauts sommets de l’État américain, la mort de Toni Morisson est une bien triste nouvelle de plus
Toni Morisson fut avant tout cette grande dame qui donna corps à l’histoire africaine-américaine bannie pendant des années du roman national étasunien. Elle participa notamment à la publication, en 1974, du Black Book, document fondamental sur la vie des Noirs aux États-Unis. Ce qui ne l’empêcha pas de regarder vers l’Afrique et de participer aussi à l’édition des œuvres de Chinua Achebe et Wole Soyinka.
Auteur complexe, rétive à toute forme de simplification manichéenne, Toni Morisson se méfiait des caricatures, donnant à ses personnages – noirs comme blancs – une remarquable profondeur humaine. Ce qui ne l’empêchait pas de déclarer au New Yorker, en 2003 : « Je peux accepter les labels, parce qu’être une femme écrivaine noire offre un point de vue plus riche que superficiel pour écrire. C’est plus riche que d’être un homme écrivain blanc parce que j’en sais plus et parce que j’ai plus vécu. »
Récompensée par le prix Pulitzer en 1987 pour Beloved, Toni Morisson obtient le prix Nobel de littérature en 1993. C’est, bien entendu, la première Africaine-Américaine à recevoir une telle distinction.
Femme engagée, elle n’hésitait pas, au-delà de ses romans, à afficher ses positions, notamment dans la presse. Son article de 1998 qualifiant Bill Clinton de « premier président noir » des États-Unis est resté dans les mémoires. Mais c’est Barack Obama, dont Le Chant de Solomon est l’un des livres de chevet, qui lui a remis en 2012 la médaille présidentielle de la liberté, le plus haute distinction civile américaine.
À l’heure où l’idéologie suprémaciste infeste jusqu’aux plus hauts sommets de l’État américain, la mort de Toni Morisson est une bien triste nouvelle de plus.
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