Les dessous d’un scandale

Pris en flangrant délit de népotisme en faveur de sa compagne Shaha Ali Reza, le président de la Banque mondiale provoque une fronde générale au sein de l’institution. Genèse d’un « Shahagate » qui pourrait coûter sa place au champion de la lutte anticorr

Publié le 23 avril 2007 Lecture : 8 minutes.

Le moins que l’on puisse dire aujourd’hui, c’est que l’arrivée de Paul Wolfowitz à la tête de la Banque mondiale le 1er juin 2005 ne s’est pas faite dans la tradition feutrée d’une institution vieille de soixante-deux ans, encore moins dans la transparence. Redoutant son propre passé et craignant pour son avenir, il a exigé au préalable d’avoir les mains libres pour gérer la Banque – comme à la guerre – et pour se prémunir – financièrement – contre tout imprévu. Controversé, il l’était doublement, en dehors et à l’intérieur de la Banque. En deux ans, non seulement il n’a rien fait pour corriger son image de néoconservateur pur et dur, mais il a aggravé son cas.
Sa promotion, il la doit à son protecteur, George W. Bush, qui a de facto le droit de désigner le président de la Banque mondiale, celui de nommer le directeur général du Fonds monétaire international (FMI) revenant aux Européens. C’est ainsi que le président Lyndon Johnson avait choisi, en 1968, son ministre de la Défense, Robert McNamara, champion de la guerre (perdue) du Vietnam. Celui-ci se repentit et assigna à la Banque, conçue à l’origine pour reconstruire l’Europe, une noble mission : lutter contre le sous-développement, financer l’éducation, la santé, les infrastructures Un an après, il n’était plus contesté. Mieux, il était vénéré, et son long règne (1968-1981) est considéré par les historiens comme l’âge d’or de la Banque.
Wolfowitz n’est assurément pas de la même trempe. Il a conservé ses vieux réflexes de néocon et continué « la guerre contre le terrorisme » – chère à Bush, Rumsfeld et Cheney – par d’autres moyens : sous prétexte de lutte contre la corruption et pour la bonne gouvernance, il a favorisé les pays amis des États-Unis et puni les autres. La Banque était désormais au service d’un seul État, son premier actionnaire. Les Européens et tous les autres ont dû s’incliner jusqu’à ce qu’éclate « l’affaire ». Du coup, les dossiers « secrets » sortent et les langues se délient pour exiger, fait sans précédent, la démission de Wolfowitz, bien avant l’achèvement de son mandat (31 mai 2010).

Tout a commencé le 16 mars 2005, avec la désignation par Bush de son copain « Wolfie » comme candidat à la présidence de la première institution financière internationale (24 milliards de dollars de prêts et dons par an, dont 20 % destinés à l’Afrique subsaharienne). Fait inattendu, Wolfowitz charge ses avocats de négocier avec les autorités de la Banque son contrat de travail et l’arrangement qu’il propose pour éviter « les conflits d’intérêts » avec l’une des employées de l’institution – qu’il ne nomme pas. Il exige que tout cela soit fait avant le 1er juin 2005, date de sa prise de fonctions. Les avocats parviennent à régler le premier volet, pas le second.
Conformément aux statuts de la Banque, c’est au Comité d’éthique (CE) qu’il revient de trancher en la matière et de demander tous les détails nécessaires sur les conflits potentiels, y compris le nom et la fonction de ladite employée. Wolfie ne répond à la demande du CE, qui s’est réuni le 2 juin, que le 21 juillet. Il donne le nom de sa maîtresse, Shaha Ali Riza, alors directrice par intérim de la communication extérieure du département Moyen-Orient/Afrique du Nord (Mena, en anglais), et propose une solution : il s’engage par écrit à ne jamais se mêler des décisions concernant la carrière de sa compagne, mais exige de garder avec elle des « contacts professionnels ». Le 27 juillet, le CE rejette cette proposition – un premier affront pour Wolfie, qui a horreur des « bureaucrates » de la Banque (« Je nageais, dit-il, dans des eaux inconnues »). Le CE lui propose deux options : muter Shaha Riza (son nom d’usage à la Banque) dans un autre service sans aucun lien avec la présidence ou la mettre à la disposition d’une institution extérieure (pour y exercer un travail conforme à la mission de la Banque, qui continuerait de la rémunérer). Pour ce transfert forcé, Riza bénéficiera, explique le CE, d’une promotion et d’une augmentation de salaire « conformes à ses compétences ». Mais pour les « détails », le CE indique qu’il revient au requérant – en l’occurrence, le président de la Banque – de les fixer en accord avec les règles et la personne concernée. Mais Wolfowitz ne consultera que Riza et donnera des ordres « exécutoires immédiatement » à son vice-président des ressources humaines, l’Espagnol Xavier Coll.

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Depuis la mise en place, en 1999, de la réglementation relative aux couples ou concubins déclarés, il n’y a eu qu’un seul cas de ce genre entre agents subalternes. Pourtant, ceux qui connaissent la maison savent que les relations « amoureuses » ne manquent pas entre les membres du personnel (plus de 10 000, dont 7 000 basés au siège à Washington).
Mécontent de la réponse du CE, Wolfowitz déclare à qui veut l’entendre que Riza, qui est arrivée à la Banque bien avant lui (en 1997), « ne doit pas être punie pour une situation dont il est seul responsable ». Il passe donc outre les recommandations du CE et les règles. Et porte le salaire de sa maîtresse de 132 660 à 180 000 dollars par an (net d’impôts, comme pour tous les employés de la Banque et du FMI). Mieux, il fixe une augmentation de 8,2 % par an jusqu’en 2010 (fin de son premier mandat) ou 2 015 (fin du second ?). Le 11 août, il explique à Coll que sa décision est justifiée par le manque à gagner induit par la « rupture de carrière » (Riza était présélectionnée pour devenir directrice de la communication du Mena) et par les « dommages moraux causés par la souffrance ». Selon lui, cette offre « raisonnable » éviterait à la Banque un procès plus coûteux en justice, Riza étant en droit de porter plainte. Autre trouvaille de Wolfie : mettre sa compagne à la disposition du département d’État américain (pour travailler sur le Moyen-Orient : société civile, droits de la femme). Coll et Riza signent l’accord le 1er septembre 2005. Il sera – comme tout ce qui touche à la vie privée du personnel – classé « top secret ».
Wolfowitz, qui n’ignore pas qu’il a des ennemis au sein de la Banque, s’abstient d’informer officiellement le CE et ses supérieurs hiérarchiques – les membres du conseil d’administration (CA) – de la teneur complète du deal. En tant que chef de l’exécutif, il n’est pas obligé de le faire, mais en tant que « stratège de la guerre », il n’aurait pas dû se contenter de déclarer, le 12 août 2005 : « affaire classée ». Le CE, qui n’a pas le pouvoir de lui demander des comptes, s’est contenté, lui aussi, de constater – après le départ effectif de Riza – qu’il n’y avait plus de « conflit d’intérêts » et d’en aviser le CA (25 octobre).

L’affaire aurait pu en rester là si Wolfie n’avait imposé ses gardes-chiourmes à tous les hauts responsables de la Banque. Incapable de gérer l’institution au jour le jour, il s’est refusé à suivre l’exemple de ses prédécesseurs en déléguant une partie de ses responsabilités à des cadres issus de la Banque, préférant recruter, hors procédures de sélection, ses propres amis. Kevin Kellems, un obscur attaché de presse – photographe à ses heures – qu’il avait connu au Pentagone, devient ainsi son conseiller « en matière de stratégie de communication ». Ce dernier bénéficie d’un contrat encore plus avantageux que celui de Riza : 250 000 dollars par an, durée illimitée (ce qui, encore une fois, est contraire aux règles de la Banque). Deuxième recrutement, celui de la « Dragon Lady », Robin Cleveland, au titre de « conseillère principale », avec 240 000 dollars par an, pour une durée également illimitée. Troisième recrutement, celui de Karl Jackson, ancien collègue du président à l’université Johns-Hopkins. Embauché comme consultant externe, il est rémunéré 210 000 dollars bruts par an pour cinq jours par semaine (mais il ne passait que trois jours à la Banque).
En fait, Wolfie, craignant que son mandat ne s’achève prématurément (vu l’hostilité qu’il inspire), a voulu protéger ses proches par un contrat léonin qui leur permet de bénéficier d’indemnités conséquentes en cas de rupture Autres membres de la garde rapprochée de Wolfie : Juan José Daboub, ex-ministre salvadorien des Finances, proche des néocons, recruté le 28 janvier 2006 comme directeur général Et, surtout, Suzanne Rich Folsom, embauchée en 2003, et promue par Wolfie pour faire la chasse à la corruption au sein même de la Banque. Prônant la délation, Rich Folsom est devenue la terreur du personnel.
C’est dans cette atmosphère pour le moins délétère et alors que Wolfie paradait à l’étranger avec Kellems qu’un groupe anonyme commence – le 21 janvier 2006 – à dénoncer la « mauvaise conduite du président et son népotisme qui démoralisent le staff et portent atteinte à la crédibilité de la Banque ». Sous la signature de « John Smith », le groupe enquête et obtient les contrats secrets de Riza, Kellems et Jackson. Des courriels sont envoyés aux membres du CE et du CA. Pas de réaction. « John Smith » réitère ses dénonciations le 15 février 2006. Le CE, cette fois, se réunit et déclare que l’affaire n’est plus de son ressort. Wolfie rejette les accusations, mais consent à réviser à la baisse le contrat de Jackson. Insuffisant pour notre « Gorge profonde », qui choisit d’attendre les assemblées de la Banque et du FMI (14-15 avril 2007) pour communiquer ses documents au quotidien qui a révélé le « Watergate » : le Washington Post Quand le premier article sort le 28 mars, les membres du CE et du CA font mine d’être surpris, avant de réagir… Seulement voilà, l’article se focalise sur le contrat de Riza. Accusé, preuves à l’appui, de népotisme en faveur de sa maîtresse, Wolfie, qui avoue avoir commis une erreur et s’en excuse, veut rester à la barre.
Mais après John Smith, c’est au tour du traqueur des contrats publics américains – le Government Accountability Project (GAP) – de se joindre à la bataille. Les 17 et 18 avril, le GAP publie des documents accablants pour Wolfowitz. En 2003, alors qu’il était numéro deux du Pentagone, il demande à un sous-traitant du ministère de la Défense, la société SAIC, de recruter des consultants pour des études sur son programme de reconstruction de l’Irak, dont, nommément, Shaha Riza, qui travaillait alors au Mena. Riza accepte de prendre son congé annuel (un mois) et de se consacrer à une étude sur l’Irak. Elle ne dira rien à son chef de service sur les raisons véritables de son voyage « privé » à Bagdad – au sein d’une délégation officielle américaine -, mais elle fera, à son retour, un compte rendu à des membres du CA impressionnés. Le GAP indique qu’elle aurait touché 17 000 dollars pour ce contrat. Démenti de l’intéressée par la voix de son avocate, Victoria Toensing. Riza affirme qu’il s’agissait d’un voyage organisé par le gouvernement américain et que son rôle se limitait à l’observation de la société civile à Bagdad.
Mais cette nouvelle révélation pose un problème à Wolfowitz et au CA : Riza a contrevenu, en 2003, aux règles contractuelles la liant à la Banque (qui lui interdisent de travailler pour une entité extérieure). Logiquement, son contrat devrait être résilié. Wolfowitz, qui est à l’origine de cette « faute professionnelle », peut-il, aujourd’hui, ordonner le licenciement de Riza, qui perdra alors tous les avantages acquis ? Ou démissionnera-t-il en laissant cette décision aux membres du CA et à son successeur ?

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